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Kobe Bryant, la tête à claques devenue légende des Lakers

Deux ans de travail, près de trois cents interviews, des témoignages forts et des anecdotes folles: Jeff Pearlman raconte les Los Angeles Lakers de 1996 à 2004 comme personne n’avait su le faire dans son livre Three Ring Circus, sorti fin septembre. Avec au centre de l’ouvrage un jeune Kobe Bryant imbuvable et impossible à intégrer dans un groupe. RMC Sport a discuté avec l’auteur américain pour évoquer ce portrait difficile à entendre après la mort tragique de la légende NBA en début d’année.

Une vérité qu’on ne veut plus entendre peut-elle être comprise? Jeff Pearlman a dû remuer cette question entre fin janvier et fin septembre. Auteur de plusieurs ouvrages à succès sur le sport, ce journaliste-écrivain américain a passé "environ deux ans" et "interviewé près de trois cents personnes, anciens joueurs, membres du staff, proches du groupe" pour sortir de sa plume Three Ring Circus, livre consacré aux Los Angeles Lakers période 1996-2004 et leurs trois titres NBA consécutifs (2000, 2001, 2002) avec Kobe Bryant et Shaquille O’Neal sur le parquet et Phil Jackson sur le banc. Alerte si vous aimez le basket: ce bouquin, le meilleur jamais publié sur le sujet, est un indispensable dans votre bibliothèque. Autre alerte si vous adorez Kobe Bryant: ce que vous allez lire ne reflète pas le mérité concert de louanges qui a suivi sa mort. Mais cela aide à mieux comprendre son caractère et comment cette légende a façonné sa personnalité. 

Au fil de près de quatre cent pages, Jeff Pearlman offre un voyage truffé d’anecdotes et de témoignages dans cette "dynastie" et sa construction. Avec au casting tous ceux, ou presque, qui ont participé à l’histoire. On retrouve bien sûr le Shaq, gentil géant qui demande à une hôtesse de l’air et à une serveuse de restaurant si elles sont mormones comme le rookie Mark Madsen pour lui trouver une compagne (il y en a plein d’autres dans le genre). On retrouve aussi le fantasque Isaiah Rider, qui fait un détour par la case interrogatoire d’un aéroport car le chien policier a aboyé devant son survêtement qui sent trop le cannabis (et chez qui l'auteur vient frapper à la porte la peur au ventre dans un passage hilarant). On retrouve les stars comme les anonymes, en passant par les coaches et les joueurs de complément. Tous racontent ces Lakers à travers leurs passionnantes histoires. Tous racontent Kobe Bryant, aussi. Pour un retour au débat de base. 

"Un être humain moi-d’abord"

Au moment du tragique décès de Kobe fin janvier, Jeff Pearlman a déjà écrit en totalité son livre, publié quelques mois plus tard, fin septembre. Il va rajouter un avant-propos quelques jours après le drame, où il précise que ses lecteurs vont découvrir "les premiers pas et les premières erreurs" du quintuple champion NBA et qu’on "ne peut pas comprendre les richesses de sa vie sans observer ces moments d’entêtement, d’expérimentation sociale et de développement". Tout y passe, l’enfance en Italie, le lycée, les New Jersey Nets à deux doigts de le drafter, ses huit premières saisons NBA, son affaire d’accusation de viol (des chapitres détaillés et perturbants avec un enquêteur principal et un procureur toujours persuadés qu’il l’a fait). Une partie sombre qui a poussé Kobe à refuser de témoigner. Mais assumée. "Depuis la sortie, je n’ai reçu aucune plainte sur ce que j’ai écrit sur ça, précise l’auteur à RMC Sport. Les gens ont compris que c’était une partie de lui et de son histoire. Je comprends les fans de Kobe qui se demandent pourquoi on doit en parler alors qu’il est mort et je comprends aussi ceux qui disent qu’il faut en parler car c’est un sujet important. Tout dépend de votre perspective sur ce sujet. Et ça ne veut pas dire qu’il est coupable."

Three Ring Circus, le livre de Jeff Pearlman sur les Los Angeles Lakers période 1996-2004
Three Ring Circus, le livre de Jeff Pearlman sur les Los Angeles Lakers période 1996-2004 © DR

L’avant-propos est un avertissement. Jeff Pearlman va raconter ce qu’on lui a rapporté: un jeune Kobe ultra talentueux mais imbuvable. Au fil des pages, où il souligne aussi combien il est un joueur exceptionnel, l’auteur tisse le fil d’un Bryant "égoïste", "insupportable", "détestable", "arrogant", "dédaigneux", "malpoli", "impétueux", "maladroit", "gênant". Il le décrit comme "le meilleur Laker de l’histoire au niveau du manque de conscience", "un être humain moi-d’abord dont les qualités sociales sont très loin des qualités athlétiques". Certains mots vont plus loin et flirtent avec le registre de l’insulte. Et après le décès de l’icône, difficile de ne pas craindre le retour de bâton d’un tel portrait. 

"J’étais très nerveux à ce sujet, confirme Jeff Pearlman. Je ne voulais pas que les gens croient une chose: Kobe vient de mourir et voilà ce trou du cul qui a écrit un livre à la va-vite pour capitaliser sur sa mort. Cet avant-propos, c’était pour expliquer: vous allez lire des choses que vous n’aimerez pas mais souvenez-vous que ce gars avec quatre enfants, une femme, un Oscar, n’est pas le même gars qui avait dix-huit ou vingt-deux ans. On veut toujours que nos célébrités soient parfaites. Mais j’apprécie plus une personne en sachant ce qu’elle a dû traverser, en voyant comment elle a grandi, en connaissant ses moments difficiles… Si quelqu’un était un trou du cul à vingt-deux ans, savoir qu’il ne l’était plus du tout à quarante-et-un ans dit beaucoup sur son développement personnel."

"Je ne peux rien faire avec lui"

Quand on lui demande s’il aimerait voir son fils se comporter comme le Kobe Bryant de cette époque, la réponse de l’auteur fuse: "Pas du tout". La sentence paraît dure. Elle raconte une réalité. Qu’on doit connaître pour mieux comprendre la "Mamba mentality" et ce qui a fait de lui un fauve sur les parquets. Le jeune Kobe était difficile à aimer. Impossible à intégrer, surtout. Obsédé par la réussite depuis ses années lycée, Bryant arrive chez les Lakers dans une quête d’excellence. Pas pour faire ami-ami. "Pour son premier camp d’entraînement, quand chacun devait se présenter au reste du groupe, il a dix-huit ans et sort tout juste du lycée mais lance: 'Je suis Kobe Bryant, et personne en NBA ne va me marcher dessus', raconte Jeff Pearlman. Beaucoup des gars étaient décontenancés. Ils se disaient: 'Quoi? Vraiment?'"

Kobe Bryant (au centre) avec Shaquille O'Neal lors de leur première saison aux Lakers en octobre 1996
Kobe Bryant (au centre) avec Shaquille O'Neal lors de leur première saison aux Lakers en octobre 1996 © AFP

Les Lakers, défiés par le petit nouveau à l’entraînement pour des un-contre-un, y voient un manque d’humilité. De l’arrogance. Elle a beau être celle qui fait les grands, et Kobe en est un, leur premier avis va se confirmer. Byron Scott, Corie Blount, Rick Fox, Brian Shaw, J.R. Reid, Robert Horry, Isaiah Rider: le staff de la franchise de Los Angeles tentera plusieurs fois de trouver un "mentor" à Kobe pour mieux l’intégrer. Mission impossible. "Ils ont essayé encore et encore mais n’ont jamais réussi, confirme Jeff Pearlman. Jerry West, le manager général, avait par exemple demandé à Reid de le faire. Ils sont dans l’avion et J.R. lui lance: 'Kobe, est-ce que tu veux venir jouer au poker avec nous?' Réponse: 'Non, ça va'. Plus tard, il lui demande: 'Kobe, tu veux venir avec nous au cinéma?' Réponse: 'Non, ça va'. Il essaie autre chose: 'Kobe, tu veux venir dîner avec nous?' Réponse: 'Non, ça va'. Reid est revenu voir West et lui a dit: 'Je ne peux rien faire avec lui'. Ça ne voulait pas dire que Kobe était un mauvais gars. Il n’en avait juste ni l’envie ni le besoin. Ils ont donc fini par abandonner."

Quand les Lakers partagent des moments dans le ciel, il reste seul dans son monde avec ses écouteurs. Il zappe les invitations pour des dîners, des bowlings ou des anniversaires. Un jour, à Miami, Shaq convie tous les joueurs dans un restaurant de fruits de mer. Seul absent? Kobe. Qui arrive au bout de trente minutes… pour s’asseoir seul à sa propre table avec un livre! Plus tard, toujours à Miami, John Salley le convie à l’accompagner faire la fête. Après une heure, alors que la montre affiche seulement 22h30, Kobe lui tape sur l’épaule et lui dit qu’il doit partir pour "(s)’entraîner demain matin". Le compétiteur prend le pas sur l’homme et Salley s’exécute, exaspéré. Quand Kobe se marie avec Vanessa Urbieta Cornejo Laine, en avril 2001, ses partenaires de jeu – qui ne l’avaient jamais vu avec une fille – ont appris la nouvelle de ses fiançailles quelques mois auparavant par l’agence de presse AP. Aucun ne sera invité à la cérémonie, pas plus que les membres du staff, et tous apprendront l’union le lendemain à l’entraînement. "Vous pensez vraiment que les gars avaient envie d’y aller?", tranche Samaki Walker (toutes les citations des acteurs de l'époque sont tirées du livre). 

Seul sur le campus de UCLA

Derek Fisher, drafté la même année que lui et son meilleur « pote » dans l’équipe, n’avait même pas visité sa maison. En 2004, un Caron Butler tout juste arrivé – dans l’échange avec Miami incluant Shaq – appelle Kobe pour des conseils sur la vie à Los Angeles. Dès qu’il se présente, Kobe lui demande comment il a obtenu son numéro de portable, donné par un ami. La conversation est plutôt amicale. Mais le lendemain, quand quelqu’un essaie d’appeler Bryant, il tombe sur un message de son fournisseur téléphonique: Kobe avait changé de numéro. Ron Harper, de dix-sept ans son aîné, résume: "On discutait un peu mais Kobe ne vous laisse pas rentrer dans son monde. Il laisse les autres loin. Parfois il regardait à travers vous, presque comme si vous n'étiez pas là."

Kobe Bryant sur le banc des Lakers lors des playoffs 1998
Kobe Bryant sur le banc des Lakers lors des playoffs 1998 © AFP

"Etait-il impossible d’être son ami en tant que coéquipier à l’époque? Je le pense, tranche Jeff Pearlman. Il était très difficile à vivre. Il ne voulait pas faire partie du truc. Et à force de voir la personne vous répondre non, vous lâchiez l’affaire. La critique qui m’a été le plus souvent adressée, c’est que j’aurais été trop dur avec Kobe. Mais ce n’est pas quelque chose que j’ai inventé, c’est ce que mes témoins ont expérimenté. Je ne dirais pas qu’il était constamment un trou du cul mais il avait beaucoup de manques sur de nombreux plans." Il essaie pourtant parfois d’être amical, comme ce "Secret Santa" où il dépasse les cent dollars prévus pour offrir deux costumes à Mark Madsen.

Mais sa quête de l’excellence, à un niveau impossible à partager avec des partenaires pas faits du même bois, est tout ce qu’il a ou presque et le plonge dans la solitude. Parfois, il se rend sur le campus de UCLA pour s’asseoir dans le centre étudiant et faire semblant d’être élève à l’université. "Cet épisode raconte beaucoup. Il avait dix-sept ans quand il a annoncé qu’il rejoignait la NBA et reçu un contrat à plusieurs millions de dollars pour des chaussures avec Adidas, rappelle Jeff Pearlman. Il n’a jamais pu être un gamin normal avec son sac dans les épaules. C’est triste. On devrait tous connaître ces moments où on est juste un adolescent innocent qui parle avec ses copains, qui drague une fille ou un garçon et se fait rejeter, toutes ces expériences difficiles ou géniales que vous devez vivre pour vous développer. Mais lui, à ce moment-là, il était dans un vestiaire avec pas mal de trentenaires. Ce n’était pas naturel."

"Ne marche pas, cours!"

La chose se ressent partout. Lors de la saison 2001-2002, son lycée organise une cérémonie pour retirer son numéro en marge d’un match des Lakers à Philadelphie. "Kobe m’avait raconté que quelques gars de son lycée l’avaient contacté avant pour voir s’il voulait traîner avec eux, se souvient Samaki Walker. Mais il m’avait dit: 'Est-ce qu’ils sont stupides? Est-ce qu’ils sont fous? Pourquoi pensent-ils que je traînerais avec eux?' Ça raconte tout." Le jeune Kobe ne se sent pas bien autour des autres. Pas trop au fait de la pop culture ou de la musique, il joue aussi une forme de rôle. "On se demandait s’il était à l’aise avec lui-même, s’il savait vraiment qui il était", résume Walker. "Cette NBA était une ligue ‘à la Allen Iverson’ ou ‘à la Stephon Marbury’, avec des joueurs qui avaient des tatouages, des tresses dans les cheveux, un côté très ghetto, mais ces gars étaient authentiques, pointe Jeff Pearlman. Iverson a connu une jeunesse difficile, Marbury aussi, mais pas Kobe. C’était toujours inconfortable de le voir essayer de montrer ce côté alors qu’il ne l’avait pas vraiment en lui. Il poursuivait des choses. S’il n’essayait pas d’être Michael Jordan, il essayait d’être Iverson. S’il n’essayait pas d’être Iverson, il essayait d’être Will Smith, une star multi-facettes."

Kobe Bryant dans ses œuvres avec les Lakers en avril 1998
Kobe Bryant dans ses œuvres avec les Lakers en avril 1998 © AFP

Jelani McCoy, pivot remplaçant de l’époque, évoque la "phase Beanie Sigel, vraiment fausse" de Kobe quand il se met à multiplier les jurons pour se fondre dans le moule. Les relations sociales ne sont pas son truc, à l’image d’une anecdote où Karl Malone doit lui dire d’aller souhaiter un "bon Thanksgiving" à ses coéquipiers pour qu’il s’exécute. "Personne ne se manifestait à lui quand il entrait dans le vestiaire, raconte Jimmy King. Personne ne lui parlait. Jamais. C’était déroutant." Mais ces difficultés alimentent son côté tueur balle en mains. Jimmy King, Eddie Jones, Isaiah Rider : autant de coéquipiers qui ont vu Kobe s’en prendre à eux à l’entraînement pour montrer sa supériorité. "Il disait à Jimmy des trucs comme: 'J’ai ma propre chaussure à mon nom!'", témoigne James Forrest.

Les plus anonymes ne sont pas épargnés. Mike Penberthy est rabaissé plus d’une fois et insulté quand il lui fait une remarque sur un lancer-franc raté. Peter Cornell est traité de "rookie" devant tout le monde, alors qu’il ne l’est pas, et envoyé sans ménagement lui chercher une boisson rafraîchissante. Eric Chenowith, pivot passé par Pau, aura droit au même traitement pour une glace: "Tu ferais mieux de courir! Ne marche pas, cours!" Paul Murphy Shirley, qui a participé au camp d’entraînement en 2001, peut aussi témoigner. Après un contre, Kobe marche au-dessus de son corps en le regardant et en pointant son entrejambe: "Dégage cette putain de merde faible d’ici!"

Sauvé par... Donald Trump dans un ascenseur

"Kobe était une brute, estime Shirley. Mais d’une façon sadique, pas avec un bon fond. Comme s’il jouait à être cela. Il avait un talent énorme mais je préfère être moi que lui. (…) C’est un putain de psychopathe. Et j’ai choisi ce mot intentionnellement." Chenowith partage le sentiment: "S’il sait qu’il peut obtenir quelque chose de toi, il le traitera avec respect. Si tu n’as rien pour lui, il s’en fout." Les anecdotes dessinent l’ultra-compétiteur qui n’hésite pas à marcher sur les autres pour montrer qui est le plus fort (ce qui était le cas). Le parallèle avec Michael Jordan, à qui il avait demandé des conseils en plein match lors de sa deuxième saison (ce qui avait énervé ses coéquipiers), est évident. "Il s’est façonné sur le moule de Jordan, confirme Jeff Pearlman. Il a observé comment il se comportait, la façon dont il jouait et s’entraînait. Il a vu ça comme un modèle sur lequel s’appuyer pour avoir du succès."

Kobe Bryant (à gauche) et Michael Jordan en décembre 1997
Kobe Bryant (à gauche) et Michael Jordan en décembre 1997 © AFP

Avec une (grosse) différence, narrée par le coach qui a eu les deux entre les mains, Phil Jackson: "Michael était réceptif aux critiques. Il n’était pas toujours d’accord mais il vous écoutait. Kobe n’avait pas ça en lui. J’ai beaucoup étudié le narcissisme juvénile et ces gens-là sont les pires car ils pensent qu’ils ne méritent que le meilleur. Ils veulent être des leaders. Ils n’acceptent pas les conseils. Tu ne peux pas les critiquer. Kobe était un narcissiste juvénile." Avant le All-Star Game 1998 au Madison Square Garden, son premier match des étoiles, c’est… Donald Trump qui doit le sauver d’une embrouille avec l’ailier des New Jersey Nets Jayson Williams, qui n’avait pas aimé son arrogance, dans un ascenseur d’un hôtel qui appartenait au businessman. 

Son attitude rejaillit aussi sur le terrain. Très tôt, le garçon plus doué que les autres est connu pour une chose: donner le cuir le moins possible. Les anecdotes et témoignages vont tous dans le même sens. Pour son premier match de présaison NBA, en 1996, coach Del Harris doit intervenir: "Passe la balle! Tu n’es plus au lycée!" L’assistant Kurt Rambis, qui prendra ensuite la place de coach, conseillera aux autres de ne pas lui faire de passe pour éviter le problème. Et ses coéquipiers inventeront un signe de la main – qu’il ne saisira jamais – qui voulait dire: "Plus de passes à Kobe". "Il était le pire coéquipier possible pour se faire une place dans l’équipe, témoigne DeJuan Wheat, qui avait participé à une ligue d'été avec les Lakers. J’étais le meneur. Mais dès que je commençais à dribbler, Kobe se mettait à crier: 'Passe-moi la balle! Passe-moi la balle!'"

"Prends le rebond si je rate, mec"

Même les adversaires s’en rendent compte. "Lors de sa première saison, il avait remonté le terrain en dribblant entre les jambes comme un fou, se souvient Kendall Gill, alors aux Nets. Nick Van Exel me regarde et lève les yeux au ciel façon de dire: 'Ouais, on doit gérer ce genre de merde…'" Lorsqu’il affronte son idole Jordan ou un autre jeune arrière star de la ligue, le match se transforme en show Kob. Même si les tirs ne rentrent pas. Au fil des saisons, les Lakers se réuniront plusieurs fois pour évoquer le problème de son individualisme, en sa présence ou non. Selon Phil Jackson, à un moment, ils auraient même tous été d’accord pour le voir partir pour le bien du collectif. Le symbole de ce rejet est la relation Kobe-Shaq. Qui interroge: comment ces Lakers ont-ils pu avoir autant de succès avec deux stars qui s’entendaient si peu? "On a tendance à penser que les équipes sportives sont des fraternités, et c’est parfois le cas, mais souvent c’est juste un boulot et vous devez faire votre travail, explique Jeff Pearlman. Shaq s’est dit: 'Je ne l’aimerai jamais, on ne va pas ensemble, mais ce mec est un super joueur et je peux faire en sorte que ça fonctionne'. Et c’est ce qu’il a fait."

>> "Shaq voulait une relation Batman-Robin, et Kobe n'en voulait pas", Jeff Pearlman raconte la difficile relation Kobe-Shaq aux Lakers

Phil Jackson (à gauche) et Kobe Bryant en 2002
Phil Jackson (à gauche) et Kobe Bryant en 2002 © AFP

L’auteur résume la dynamique d’une formule qui fait mouche: "Shaq voulait une relation grand frère-petit frère avec lui, une relation Batman-Robin. Et Kobe n’en voulait pas. Ce qui lui importait, c’était lui." L’ancien pivot confirme l’analyse. Shaq aime être aimé. Il aurait souhaité prendre Kobe sous son aile, le voir venir lui demander des conseils. Pas le genre de la maison. "Kobe n’en avait rien à foutre, tout simplement", constate Rick Fox. Les deux ont souvent tenté de minimiser l’ampleur de leur inimitié. Three Ring Circus raconte une réalité plus sévère. Tout commence dès 1996 et leur arrivée aux Lakers. Rookie ou pas, dix-huit ans ou pas, Bryant ne fait pas de manière avec le géant. Shaq, qui le surnomme vite "Showboat" (il y aura aussi "The Boy Wonder" ou "Golden Child") et qui lui fait faire un freestyle de rap devant tout le monde pour son "bizutage", va s’en rendre compte dès le premier mois de leur première saison commune. Lors d’un match à Phoenix, il prend Kobe à partie lors d’un temps-mort pour lui demander de faire plus de passes. Bryant réplique aussi sec: "Va te faire foutre! Prends le rebond si je rate, mec."

Il y aura plus d’un épisode similaire au fil des années. Il y aura aussi des moments de rapprochement, comme quand Shaq réconforte Kobe après ses quatre air-balls dans un match décisif contre le Utah Jazz en playoffs lors de la première saison: "Ne t’en fais pas. Un jour, tout le monde criera ton nom." Mais les dissensions reviennent toujours sur la table. Peu à peu, chacun considère les Lakers comme son équipe et tient à marquer son territoire. En janvier 1999, lors du lockout NBA, la chose prend une tournure physique à l’occasion d’un entraînement au Southwest College. Les invectives fusent et Shaq finit par lui mettre une grosse claque. Olden Polynice doit le retenir pour éviter pire: "S’il s’était échappé, il aurait tué Kobe. Je n’exagère pas." "La vérité, c’est que personne ne voulait jouer avec Kobe", tranche Shaq, qui intervient souvent pour que son coéquipier arrête de s’en prendre aux joueurs plus anonymes ou aux rookies. O’Neal voit Bryant comme "pas prêt pour la lumière" et Kobe voit Shaq comme "un gars gros et indifférent qui veut être une superstar mais ne peut pas rentrer un lancer-franc même si sa vie en dépendait". 

"Tu dois le défoncer. Le. Dé. Fon. Cer"

Phil Jackson, maître psychologue, juge leur opposition positive s’ils utilisent cette énergie sur le parquet et menace de se séparer des deux s’ils n’arrivent pas à collaborer. L’attaque en triangle de Tex Winter, si efficace avec Jackson et Jordan aux Chicago Bulls, va encore plus les séparer. Shaq est enthousiaste. Mais Kobe préfère dribbler et tirer plutôt que de rester fidèle à un système où le ballon circule beaucoup via le pivot. Après une victoire à Cleveland avec un Kobe à 6/15 aux tirs, Shaq explose dans le vestiaire. "Il lui disait des choses haineuses, raconte Tex Winter. Kobe les a encaissées et a continué sa route." Le premier sacre NBA, en 2000, ne va pas détendre l’atmosphère. En 2001, O’Neal publie un livre titré Shaq Talks Back où il détaille son dédain pour Bryant.

Kobe Bryant (premier plan) et Shaquille O'Neal lors du media day des Lakers en octobre 2000
Kobe Bryant (premier plan) et Shaquille O'Neal lors du media day des Lakers en octobre 2000 © AFP

Avant chaque match, Shaq organise une danse en cercle où les Lakers rebondissent les uns sur les autres pour se chauffer : Kobe n’y prend jamais part. Après chaque match, les deux stars s’envoient des piques par médias interposés. Chaque journaliste est épié, vu par l’autre comme un gars de Shaq ou un gars de Kobe. Malgré sa taille, l’insécurité se trouve bien côté O’Neal. Tout le monde l’aime. Pourquoi pas Bryant? Quand Kobe arrive au camp d’entraînement avec des gardes du corps, Shaq l’interpelle: "Qui exactement vient pour te tuer?" Quand Kobe se bagarre dans le bus avec Samaki Walker, pour cent dollars non payés après un concours de tirs à trois points du milieu de terrain, Shaq se régale et lâche tout fort en direction de Walker: "Tu dois le défoncer. Le. Dé. Fon. Cer." 

La quête sportive est la seule chose qui réunit les "ennemis". Avant le match 6 de la finale de Conférence Ouest 2002, alors que les Sacramento Kings mènent 3-2, le téléphone sonne chez Shaq à 2h30 du matin. Au bout du fil, Kobe: "J’ai besoin de toi demain. Écrivons l’histoire!" Mission accomplie. Et troisième titre de rang. Mais l’affaire de l’accusation de viol contre Bryant, un an après, va terminer de les éloigner. Lors de sa déposition initiale, Kobe dit aux enquêteurs qu’il aurait dû faire comme Shaq, qui lui aurait avoué avoir payer jusqu’à un million de dollars pour voir des femmes garder le silence sur leur relation. Plus de quinze ans plus tard, O’Neal explique lui avoir menti pour l’inciter à régler l’histoire au plus vite (difficile à croire puisque Kobe l’a évoqué avant même que Shaq n’apprenne son histoire). Mais le mal est fait. Kobe absent du camp d’entraînement, Shaq sort une punchline qui en dit long: "Toute l’équipe est là". Et Kobe se plaint que Shaq ne l’ait pas appelé après la révélation de ses soucis judiciaires.

50 Cents revisité

Le clash est à son paroxysme. Lors d’un retour en avion en Californie, alors que Kobe assiste à son audience préliminaire dans le Colorado, Shaq sort des enceintes et balance la version instrumentale de P.I.M.P. de 50 Cents avec de nouvelles paroles (on vous laisse traduire, c’est violent): "I don’t know what you heard about me/Kobe’s a bitch, everyone can see/But you ain’t never gonna see me on TV/Talking about R-A-P to the E". Les Lakers apprécient la capacité de Kobe à mettre la pression judiciaire de côté pour sortir des performances sportives de haut calibre. Mais sa propension à trop tirer la couverture à lui continue de les rendre dingues, tout comme celle à vouloir en faire trop quand il affronte les nouvelles pépites comme LeBron James ou Carmelo Anthony.

Kobe Bryant en mai 2001
Kobe Bryant en mai 2001 © AFP

Début 2004, Phil Jackson en a "marre" et pense à démissionner avant de demander au manager général Mitch Kupchak d’échanger Kobe, qu’il refuse de coacher une saison de plus car "il n’écoute personne". Kobe exaspère. Mais Kobe régale. En mai 2004, alors que les San Antonio Spurs mènent 2-1 en demi-finale de la Conférence Ouest, il passe la matinée dans une salle d’audience du Colorado où on lui annonce qu’il risque la perpétuité. Quelques heures plus tard, après avoir plaidé non coupable et être revenu en jet privé, il claque 42 points dont 15 dans le dernier quart-temps pour une victoire essentielle. La veille, le père de Shaq, Phil Harrison, a remis en cause son implication dans l’équipe. Mais O’Neal ne peut que s’incliner devant la performance de celui qu’il n’aime pas et avance qu’il est "le meilleur joueur qui n’ait jamais existé". 

La finale NBA perdue face aux Detroit Pistons signera la fin de l’histoire. A 2-1 Detroit, les cinq derniers Lakers des trois titres de rang demandent à Jackson de revenir à la base, l’attaque en triangle. Même Bryant, pas fan, approuve ce choix devant les autres. Mais il n’en fera qu’à sa tête, dégainant à foison et oubliant Shaq à l’intérieur. Pour dominer son adversaire direct, Richard Hamilton, qu’il avait affronté lors de sa jeunesse en Pennsylvanie. Mais aussi et surtout pour sa légende personnelle. "Kobe voulait être MVP des Finals, explique Kareem Rush. Garanti! Shaq avait eu les trois premiers et Kobe le voulait. C’est pour ça qu’il continuait à shooter même quand ça n’avait aucun sens. C’était égoïste et ça nous a tués."

"Ils ne seraient jamais devenus des amis proches"

Après le match 4, encore perdu, un journaliste du Washington Post dit à Shaq qu’ils peuvent encore gagner s’ils jouent ensemble. Mais le gentil géant le relance sur… les fesses de la fille d’un arbitre qui traîne pas loin! Il n’y a plus la moindre étincelle de vie dans leur relation. Deux heures après la perte du match 5 et du titre, Rush entend Kobe lâcher une phrase avis de décès de ces Lakers: "Je ne jouerai plus avec cet enculé de sa mère". Vous avez compris de qui il parlait… Jerry Buss, le propriétaire, a aussi choisi: Kobe, qu’il considère comme "(s)on fils", est l’avenir. "Quand tu as deux chiens, un champion qui vieillit et un chiot qui court derrière lui, qui aimes-tu? Tu aimes le chiot", s’en amuse Shaq.

Kobe Bryant sous le maillot des Lakers en décembre 2002
Kobe Bryant sous le maillot des Lakers en décembre 2002 © AFP

Ce dernier n’est pas prolongé et part à Miami. Jackson est débarqué. Bryant signe une extension de sept ans à 136,4 millions de dollars. Les Lakers sont désormais son équipe. Le temps guérissant les plaies, Shaq sera présent le 13 avril 2016 pour le dernier match de Kobe, plus que jamais icône locale après avoir donné deux autres titres aux Lakers en 2009 et 2010, une sortie à 60 points et 50 tirs (record NBA) contre Utah avant de quitter la scène dans la peau du plus grand Laker de l’histoire. De quoi se demander si les deux auraient pu développer une amitié avec le temps sans le tragique décès de Bryant. "Ce sont deux personnes trop différentes pour cela, répond Jeff Pearlman. Ils auraient pu rester où ils en étaient, à savoir une bonne relation post-carrière, mais ils ne seraient jamais devenus des amis proches. Shaq considère Kobe comme une sorte de partenaire de vie. Quand vous pensez à Shaq, vous pensez à Kobe, et inversement. La tristesse qu’on a vue chez Shaq quand Kobe est mort était celle de quelqu’un qui a perdu une personne avec qui il a traversé des expériences de vie."

"Peut-être que Kobe avait besoin de ça"

Mais quand Jeff Pearlman lui rappelle que Bryant avait lui-même inventé son surnom "Black Mamba", O’Neal ne peut s’empêcher une pique: "Maintenant, tu comprends ce que j’ai dû endurer..." Le Kobe de l’époque était déjà un joueur fabuleux. Mais aussi un jeune homme mal à l’aise socialement. Rien d’illogique quand on a tant de talent aussi tôt. "J’ai commencé le journalisme à vingt-deux ans, dans un journal très important, et j’étais vraiment très arrogant, compare l’auteur du livre. Je ne voulais écouter personne, je croyais avoir toutes les réponses. Et quand j’ai étudié le jeune Kobe, je me suis dit que je savais ce que c’était. Je comprends la jeunesse stupide, quand vous pensez que vous connaissez tout sur tout et que vous n’avez besoin de personne." On finit par se dire qu’il est impossible de comprendre le Kobe des dernières années sans connaître celui dépeint dans l’ouvrage. C’était en lui. C’était lui.

Kobe Bryant (en jaune) face à Kevin Garnett lors de la finale de Conférence Ouest 2004 entre les Lakers et les Timberwolves
Kobe Bryant (en jaune) face à Kevin Garnett lors de la finale de Conférence Ouest 2004 entre les Lakers et les Timberwolves © AFP

Fan de Kobe, Jeff Pearlman n’a "pas écrit pour détruire son héritage" mais car tout cela "fait partie de son voyage personnel". Mais aurait-il pu être plus humain ou devait-il se comporter ainsi pour y arriver? "Je n’aime pas quand les gens disent que tu dois te comporter comme un trou du cul pour réussir, répond l’auteur du livre. Tu n’as jamais à traiter les gens si mal ou à être méchant. J’entends beaucoup ça quand des gens défendent Michael Jordan. Mais avait-il vraiment besoin de rabaisser les autres? Je ne sais pas. Nous avons tous notre chemin de vie et peut-être que Kobe avait besoin de ça pour avancer dans la bonne direction. Mais Shaq ne s’est jamais comporté comme ça. Pareil pour Steph Curry ou Tim Duncan. Ce n’est pas obligatoire pour être un grand joueur." 

"Ce n'était pas lui"

Reste une interrogation: les Lakers auraient-ils pu faire mieux que leurs trois titres s’il en avait été autrement? "C’est comme se demander: est-ce que je courrais plus vite si j’avais une troisième jambe? Je ne pense pas que Kobe puisse fonctionner comme ça, estime Jeff Pearlman. C’est un peu comme aux Etats-Unis en ce moment. Les gens se disent: si seulement Donald Trump se comportait de façon gracieuse… Mais il en est incapable. Il n’est pas comme ça. Et je ne pense pas que Kobe avait en lui cette capacité à se dire: 'OK, je serai le numéro 2, c’est cool, je vais te faire des passes…' Ce n’était pas lui." Pour devenir un mythe, Kobe Bryant aura dû passer par son époque tête à claques. On peut la voir comme terrible ou admirable. Elle appartient à sa légende. Eternelle. 

Alexandre HERBINET (@LexaB)