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Cyclisme: le "manque de respect" dénoncé par les vieux briscards, une évolution irrémédiable?

Courant 2022, Peter Sagan avait jeté le pavé dans la marre, accusant les jeunes pousses du peloton de manquer de respect aux anciens. Mi-janvier cette année, Michael Matthews en a remis une couche lors du Tour Down Under. Certaines voix tempèrent pourtant ce constat évoquant une évolution de fond du cyclisme. Car à l’image de Remco Evenepoel ou Tadej Pogacar, les champions sont aujourd’hui de plus en plus précoces. Aussi désormais, pour parvenir à exister durablement, les équipes doivent se battre pour la moindre place d’honneur et n'hésitent plus à envoyer leurs plus jeunes membres au front.

"Il y a une anarchie totale, maintenant, tout le monde fait pipi sur son vélo. C’est dégoûtant. Et si vous dites quelque chose à ce sujet, vous paraissez arrogant. Je leur dis, d’accord tu es fort, tu es un champion. Mais tu es plus jeune. La jeune génération manque de respect." En 2022, c’est en ces termes que Peter Sagan avait poussé un petit coup de gueule pas franchement passé inaperçu dans le peloton cycliste et en dehors.

Corroborant son constat, l’Australien Michael Matthews s’est lui aussi exprimé sur la thématique du respect il y a quelques jours. Lors de la deuxième étape du Tour Down Under en Australie, il a dû changer de vélo à 22 kilomètres de l'arrivée suite à un problème mécanique après avoir été lourdement tassé dans le peloton. "J'ai été tapé de chaque côté dans la montée finale. Ma chaîne a sauté et s'est bloquée entre le cadre et le pédalier, impossible de la remettre, vitupérait alors le quadruple vainqueur d’étape sur le Tour de France, avant de conclure : je ne sais pas ce qu'il se passe, il n'y a pas de respect dans le peloton."

"Pour les jeunes aujourd’hui, des programmes au watt près"

Déploré par ces deux grands champions âgés de 33 et 32 ans, ce prétendu manque de respect des jeunes coureurs envers les anciens est une petite musique qui revient en boucle dans le peloton cycliste. Mais serait-ce finalement la simple conséquence d’un changement de modèle dans le vélo ? Une question qui se pose légitimement au vu de la précocité des champions d'aujourd'hui. Car là où les coureurs patientaient souvent jusqu'à 25, 26 voire 28 ans pour arriver à maturité il n'y a pas si longtemps que cela, les Evenepoel, Pogacar, Ayuso et autres Bernal ont récemment montré que la valeur n'attendait plus le nombre des années, en étant très performants avant même leurs 20 ans.

Une évolution constatée et expliquée par Romain Bardet 2e du Tour de France 2016 et 3e du Tour de France 2017, aujourd’hui coureur dans l’équipe DSM. "Les Evenepoel, Pogacar et Vingegaard sont déjà peut être plus doués à la base que les coureurs de ma génération déjà pourtant très performants. Mais surtout, nous quand on est passés pros, on faisait les choses de manière empirique, on testait des choses, on se tannait le cuir dans des courses. Aujourd’hui tout est structuré, dès 16, 17 ans les jeunes ont des programmes à la minute et au watt près, ce qui fait que les meilleurs juniors passent directement en World Tour. Le niveau global s’est considérablement élevé et rajeuni. Le plein potentiel désormais peut être atteint dès 21 ans." Première explication.

Sans licence World Tour, difficile d’être sur le Tour

Une remarque valable aussi bien pour les grands champions que pour leurs équipiers. Car sous la pression des nouveaux règlements et barèmes de points mis en place par l’Union Cycliste Internationale et qui permettent d’établir une hiérarchie tous les 3 ans et d’aboutir via un système relégation/promotion à l’élimination de la première division des deux équipes les moins bien classées, les directeurs sportifs exigent de plus en plus de leurs coureurs les moins expérimentés qu’ils replacent sans cesse leurs leaders en bonne position dans le peloton ou qu'ils aillent rouler à l'avant pour participer à la réduction des écarts avec les échappées.

Il faut dire que le peloton World Tour a retenu la leçon des relégations d’Israel-Premier Tech et de Lotto Soudal en fin de saison dernière en Pro Tour, la deuxième division du cyclisme mondial. Les deux équipes ayant terminé 19e et 20e du classement World Tour, elles n’auront plus du tout la garantie au moins pendant les trois prochaines années de pouvoir participer au Tour de France, au Tour d’Italie ou au Tour d’Espagne, alors que jusqu’alors, leur qualification était automatique au titre de leur licence World Tour. Un vrai problème de visibilité pour leurs sponsors, qui sont également leurs grands argentiers et qui à terme pourraient avoir des velléités de retrait.

"D’aller chercher des points UCI, c’est une réalité, rappelle ainsi Vincent Lavenu, manager général de l’équipe française AG2R Citroën. C’est d’abord avec les victoires qu’on marque beaucoup de points, mais il ne faut plus négliger les places qui ne paraissaient pas importantes avant la mise en place du système actuel. Par le passé celui qui sprintait pour une cinquième ou sixième place avait tendance à laisser tomber parce que ça ne lui paraissait pas important. Maintenant les coureurs savent que c’est primordial d’être attentif aux places."

Madiot : "Je leur dis, n’ayez pas peur de faire mal aux autres"

Ce qui n’est donc pas sans provoquer des courses beaucoup plus nerveuses et engagées avec des relations aujourd’hui très différentes entre les coureurs. "A mon époque on avait le temps d’échanger dans le peloton, on pouvait raconter des conneries et il y avait un lien qui s’installait entre les coureurs avec ce respect des plus grands témoigne ainsi Marc Madiot, manager général de la Groupama FDJ, et double vainqueur de Paris Roubaix en 1985 et 1991. Aujourd’hui dans le peloton il ne se dit plus rien. Il y a de la pression, les coureurs sont concentrés sur la course, ça ne parle plus, en revanche ça écoute ce qui se dit dans les oreillettes."

Et ce qui s’y dit, ce sont des consignes, transmises en permanence depuis les voitures en course par les directeurs sportifs à leurs coureurs. "Moi je soutiens mes coureurs, assure ainsi Marc Madiot, je leur dis, n’ayez pas peur de faire mal aux autres car c’est dans la douleur qu’on gagne le respect. Moi je leur demande d’être opérationnels." Une sorte de pression permanente, incitant les coureurs à être en permanence le plus à l’avant possible des pelotons. Et inhérent à cela, un changement de mentalité ces dernières années constate le champion olympique 2016, le Belge Greg Van Avermaet, aujourd’hui âgé de 37 ans. "C’est vrai, quand j’étais jeune, tu hésitais à aller frotter des gars comme Tom Boonen, ou Fabian Cancellara, et si tu les voyais tu restais sagement dans leur roue. Maintenant avec cette pression pour être devant, les jeunes ne regardent plus s’il s’agit de Matthews, Van Aert ou Van Der Poel. Non, maintenant les directeurs sportifs passent la consigne : il faut aller passer des relais devant."

Et les jeunes pousses notamment de s'exécuter et d'essayer de damer le pion à leurs adversaires y compris aux grands champions. Pourtant, dans des pelotons particulièrement fournis (176 engagés par exemple sur le Tour 2022), et sur des tracés de plus en plus piégeux afin de créer du spectacle, il est impossible de trouver de la place à l'avant pour tout le monde. De quoi aboutir à ce qu'a vécu l'Australien Michael Matthews sur le Tour Down Under, le conduisant à s'interroger sur ce prétendu "manque de respect", que doit donc être largement nuancé.

Arnaud Souque