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"Et les pros, ils font combien de watts?" Pourquoi les cyclistes amateurs sont-ils autant obsédés par leurs datas?

La saison des classiques qui vient de se terminer a forcément rimé avec celle des cyclosportives réservées aux amateurs et disputées chaque veille de course sur les mêmes routes que les professionnels. Plus de 10.000 amoureux du vélo ont ainsi pris le départ de l’Amstel Gold Race Expérience mi-avril, veille de victoire de Thomas Pidcock chez les pros. Nombre d’entre eux étaient équipés de compteurs et de capteurs de puissance. Chez beaucoup cyclistes du dimanche, perfusés aux watts et à Strava, les datas virent à l’obsession. Notamment parce qu’elles permettent de se comparer assez facilement à leurs idoles.

"En vélo mes amis me surnomment l’apothicaire!" se marre Constantijn, rencontré sous le soleil de Berg en Terblijt aux Pays-Bas, à l’arrivée de l’Amstel Gold Race Expérience, la classique néerlandaise des amateurs disputée le 13 avril dernier. "Quand on va rouler il faut toujours que je regarde où j’en suis sur mon compteur s’agace presque ce Néerlandais de 27 ans venu de Bergen op Zoom, proche patrie du champion du monde Mathieu Van Der Poel. Je n’écoute pas toujours mes sensations, je veux des performances, et les performances elles se traduisent pour moi dans les chiffres. C’est purement psychologique mais je ne sais pas faire autrement."

Comme Constantijn, nombreux sont les cyclistes amateurs à avoir développé une très forte appétence pour les données en tous genres. L’application Strava leur a facilité la chose ces dernières années, permettant à tout un chacun de publier "façon réseau social" ses séances de sport (notamment de vélo) et d’en faire profiter toute sa communauté. "On a un peu envie de montrer aux autres qu’on a fait des exploits poursuit le jeune homme, grandes boucles blondes coiffées d’un casque blanc. Si je sens que je vais finir ma sortie à 29.7 km/h de moyenne, je vais pousser un peu sur le final pour passer la barre des 30. Et si au bout d’une sortie quand je rentre chez moi je vois que je suis à 96 kilomètres, je repars faire un tour pour atteindre les 100. Ça me fera plus de likes sur Strava. Là j’ai fait les 125 kilomètres en 4h40. Vu le dénivelé ici, je suis assez content de moi."

Quand on pousse un peu pour atteindre les 100km sur Strava
Quand on pousse un peu pour atteindre les 100km sur Strava © PK/Strava

Madouas: "il y a un vrai kiff à regarder les données après une séance"

La tendance, si elle n’est pas nouvelle a explosé ces dernières années. Pour preuve, il n’est quasiment plus possible aujourd’hui de trouver un cycliste un tant soit peu régulier qui ne soit pas équipé d’une montre connectée, d’un compteur avec GPS voire d’un capteur de puissance. En témoigne Valentin Madouas, professionnel depuis 2018 au sein de la Groupama-FDJ. Le champion de France 2023 est connu pour particulièrement apprécier partager quelques-unes de ses sorties à vélo avec des cyclistes du dimanche et il a observé une évolution ces dernières années sur la question. "C’est vraiment le truc actuel pour les amateurs c’est même devenu presque obligatoire, sourit le breton. Si tu n’as pas de compteur et de capteur de puissance tu penses que tu ne t’entraines pas normalement. Mais je les comprends, il y a un vrai kiff à regarder les données après une séance."

Le marché est porteur. Ces compteurs et capteurs de puissances fabriqués par de très nombreuses marques dont Polar, Bryton et surtout Garmin le géant du marché, permettent de tout savoir ou presque sur son activité. Distance, vitesse instantanée, vitesse moyenne, cadence et répartition du pédalage entre la jambe gauche et la jambe droite, puissance développée, pourcentage de la pente, altitude, etc. "Quand je m’y suis mis il y a quelques mois poursuit Constantijn, ça m’a permis de me rendre compte que je forçais beaucoup plus sur la jambe droite que la jambe gauche, et j’ai réussi à force d’y penser sur le vélo à réduire cet écart. Encore fallait-il que je m’équipe."

Chez Garmin, 17% du chiffre d’affaires pour proposer toujours plus de datas

Car les marques du secteur le reconnaissent, à l’heure où le nombre des déplacements en vélo vient par exemple à Paris de dépasser celui des déplacements en voiture, jamais la bicyclette n’a connu un tel engouement. "Le Covid a fortement pesé dans la balance constate Mathieu Lagrange, chef de produit chez Garmin qui refuse toutefois de donner des chiffres précis, si ce n’est celui du budget en R&D: 17% du chiffre d’affaires du fabricant de compteurs en 2022, signe d’une belle santé financière. Il y a eu de plus en plus de déplacements à vélo pour le travail, et le développement de la performance a suivi. Beaucoup plus d’amateurs se sont équipés avec des objets spécifiquement dédiés à l’entraînement comme le capteur de puissance connecté ou des GPS."

Une mode qui a tendance à faire sourire Jérôme Coppel ancien professionnel et aujourd’hui reconverti dans le coaching de cyclistes amateurs. "Beaucoup de gens parlent mais très peu savent correctement utiliser les datas ironise le médaillé de bronze en 2015 lors du contre la montre des championnats du monde à Richmond aux Etats-Unis. Le capteur de puissance, c’est un outil, mais c’est comme si tu avais l’outil sans le mode d’emploi. Le mode d’emploi souvent c’est le coach qui l’a." Et Jérôme Coppel sait de quoi il parle, lui qui fût à la fin des années 2000 l’un des tous premiers coureurs français à bénéficier de cet équipement.

Le capteur de puissance permet de vraiment mesurer le fossé entre pros et amateurs

N'empêche, lui rétorque Valentin Madouas, "c’est aujourd’hui une façon de se comparer avec les professionnels. Avec les données de puissance tu peux voir la différence sur 30 secondes 1 minute ou cinq minutes". "C’est vrai, acquiesce Jérôme Coppel, car un amateur ne pourra presque jamais ses comparer aux pros autrement qu’avec la puissance. Il ne fait jamais les mêmes courses que les pros sur route fermée et en peloton. Avec la puissance, quel que soit l’endroit où tu passes et quelles que soient les conditions, tu peux vraiment avoir une idée précise du fossé qui te sépare de ton coureur préféré."

Quand les professionnels vont deux fois plus vite qu'un amateur lambda sur une montée mythique
Quand les professionnels vont deux fois plus vite qu'un amateur lambda sur une montée mythique © Pierre Koetschet/Strava

Encore faut-il donc savoir s’en servir. Ce que Jérôme Coppel tente d’enseigner à des amateurs avides de performances dans le centre d’entraînement qu’il a créé près de Genève en Suisse après la fin de sa carrière professionnelle. A longueur de semaine il y reçoit des cyclistes aguerris pour des séances en intérieur sur un équipement de vélo de salle spécifique.

Avec souvent la même question qui revient après les premiers tests : "Sur 5 minutes j’ai fait tant de watts, combien font les pros? Et toi Jérôme combien tu faisais quand t’étais pro? relate Jérôme Coppel. "Mais il faut aussi leur expliquer que les watts absolus ne sont pas une vérité intangible, et que c’est le rapport poids-puissance qui est important, car on ne développe pas la même puissance selon que l’on fasse 60 ou 85 kilos. Il faut donc regarder les watts au kilo. Et même si tu es capable de développer 1000 watts en valeurs absolue, ce qui est super, ils se rendent compte qu’en watts au kilo, ils sont très loin des professionnels." Entre six et sept watts au kilo pour le double vainqueur du Tour Jonas Vingegaard dans ses meilleures ascension,  deux fois mieux qu’un amateur moyen.

Pédaler des heures plutôt que de se mettre tout de suite dans le rouge

Force est quand même de constater que le capteur de puissance est un outil qui change tout pour les amateurs, comme cela fût le cas il y a quelques années chez les pros. "Quand on n’avait pas les capteurs, on faisait tout à la fréquence cardiaque poursuit Jérôme Coppel. Mais la donnée n’était pas totalement fiable car elle variait selon la météo, la fatigue, etc. Alors qu’en termes de puissance qu’on ait bien ou mal dormi, qu’il fasse chaud ou froid, 100 watts restent 100 watts. Une plage de puissance précise permet de travailler à la bonne intensité.

Et c’est aussi la raison qui pousse de plus en plus d’amateurs à s’équiper de ce genre d’engins. Directement intégrés dans les pédales ou placés sur le vélo, ils aident nombre de sportifs du dimanche à mieux gérer leurs efforts et ainsi trouver ou retrouver du plaisir dans la pratique. "C’est vrai pour tout le monde mais en particulier pour les personnes un peu plus âgées qui veulent continuer à faire du vélo, note Mathieu Lagrange de la firme Garmin. Car grâce à toutes ces données ils peuvent pédaler pendant des heures alors qu’avant ils se mettaient très vite dans le rouge."

Thibaut Pinot a validé une fonctionnalité désormais proposée aux amateurs

Sans compter avec tout un tas d’autres fonctionnalités disponibles aujourd’hui sur les compteurs, au-delà des simples données de puissance. En la matière d’ailleurs, il existe une vraie collaboration entre les marques comme Garmin et les équipes cyclistes professionnelles. "Le staff de la Groupama-FDJ nous fait beaucoup de retours confirme Mathieu Lagrange. Notamment sur des fonctions essentielles liées à la navigation. Thibaut Pinot entre autres nous avait fait remonter des informations et avait par exemple il y a quelques années particulièrement apprécié une fonctionnalité testée en course concernant le signalement des virages serrés. Aujourd’hui les amateurs en bénéficient, ils ont aussi les pourcentages des ascensions en temps réel, un guide de puissance, etc." Avec toujours cette volonté de rendre l’expérience plus intuitive et plus agréable, finalement plus professionnelle.

Un énorme écueil malgré tout n’en reste pas moins lié à cette généralisation des datas dans le vélo, les jeunes générations, chez les pros comme chez les amateurs n’en connaissent presque plus leurs corps. "Il y a un gros problème là-dessus observe Jérôme Coppel. J’entraîne des jeunes et le souci c’est qu’à avoir des capteurs de puissance trop tôt, ils en oublient les sensations, et ne savent pas mettre une sensation en face d’une puissance. Nous à l’époque on avait appris à faire des efforts aux sensations. Et on savait combien de temps on pouvait tenir un essoufflement sans aucune assistance. Aujourd’hui ce n’est plus possible. Donc les jeunes je leur demande de rouler aux sensations sans aucun compteur ou capteur au moins une fois par semaine."

Arnaud Souque (à Berg en Terblijt)