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Des JO à l'esport, la reconversion réussie de Matthieu Péché

Brutalement poussé à la retraite sportive par la disparition de sa discipline, l’ancien champion du monde et médaillé olympique de canoë biplace Matthieu Péché (33 ans) est depuis l’été 2019 manager de l’équipe de Counter-Strike chez Vitality, la plus grosse structure d’esport en France. Une reconversion surprenante mais assez représentative des nouvelles connexions et des partages de compétences entre le monde du sport traditionnel et celui des jeux vidéo.

La dernière image que le public retient généralement de Matthieu Péché remonte à juin 2018. Ce printemps-là, à Prague, le céiste français (30 ans alors), multiple champion du monde et médaillé de bronze aux JO de Rio 2016, participe avec son camarade Gauthier Klauss à ses ultimes championnats d’Europe. Et leur sortie du bassin ne passe pas inaperçue: armé d’une scie circulaire, Péché découpe son bateau en deux devant les photographes pour protester contre la suppression de sa discipline, le canoë biplace. La fin d’une première vie. 

Deux ans et demi plus tard, c’est depuis le Stade de France, son nouveau bureau, que l’ancien athlète nous répond. Matthieu Péché n’est pas devenu jardinier, ni guide. Il travaille chez Vitality, la plus grosse structure d’esport en France, en tant que manager de l’équipe de Counter-Strike (CS:GO), l’un des jeux vidéo de tir les plus populaires et les plus professionnalisés. Le but est assez simple: deux équipes de cinq joueurs s’affrontent en alternant des manches d’attaque et de défense. La première à 16 points remporte la carte, la première à deux cartes (ou trois, selon le format) remporte le match. 

Comprenez que l’on est ici bien loin de la petite partie de console entre potes. Ce jour-là, Vitality – l’une des trois meilleures équipes au monde en 2020 – vient tout juste de battre les Dano-australo-américains de Complexity dans les finales du circuit BLAST, un tournoi avec une coquette donation… d’un million de dollars. 

Matthieu Péché, lui, ne touche ni à la souris ni au clavier. Il se tient derrière, en retrait du coach Rémy "XTQZZZ" Quoniam, encourage les troupes, guette avec attention l’évolution du score. Et dès que le match est fini, il entre en scène. Le planning quotidien des joueurs, c’est lui. Le lien avec les organisateurs de tournois, c’est lui. La gestion des déplacements, des maillots, des temps de repos, des repas, de l’entraînement physique, c’est lui aussi. 

Avant CS:GO, la SNCF et l’hosto 

Comment un spécialiste de la pagaie s’est-il retrouvé plongé dans l’univers de l’esport? Pour le comprendre, retour en 2018, au moment de sa retraite sportive et de l’épisode pragois. "La terrible histoire, c’est que notre catégorie, le canoë biplace, a été supprimée de toutes les tablettes, à commencer par les Jeux, mais aussi les championnats du monde et la Coupe du monde, se souvient l’intéressé, avec un brin d’amertume. On se voyait à Tokyo, on était dans la fleur de l’âge, mais on nous a coupés les ailes. Ça ne servait plus à rien de s’entraîner, de mener une vie d’ascète, juste pour faire des championnats d’Europe une fois par an."

Très vite, le Vosgien trouve refuge dans d’autres sports. Natation, triathlon, marathon de Paris, trails, Transjurassienne… Péché continue de s’entraîner dur, de se faire mal. Comme pour repousser la petite mort. "Jusqu’à ce que mon corps dise stop, raconte-t-il. A un moment donné, je me suis retrouvé alité pendant une semaine. J’ai fini à l’hosto, sans explication médicale. Mon corps était en train d’atterrir."

Cette fois, le céiste se met à sérieusement envisager l’avenir. Ce qui n’est pas chose simple. "Je me suis dit: et maintenant, comment je peux être utile? Qu’est-ce que je peux faire de ma vie? Avec mon coéquipier et ma femme on avait lancé une marque textile 100% vosgienne (ko.kot), mais ce n’est pas ce que je voulais faire. Dans le monde du sport, je n’étais qu’un sportif parmi les sportifs, glisse-t-il. Et même si personne ne le dit, il faut savoir qu’il y a des rangs en fonction de ta médaille olympique: tu n’es pas traité pareil si tu ramènes le bronze, l’argent ou l’or. La médaille olympique, il faut vite la rentabiliser, ça ne dure pas. Je savais que ça n’allait pas me faire manger. Il y avait d’autres personnes plus bankables que nous."

Athlète SNCF durant sa carrière dans les bassins, Péché tente alors de travailler à la communication de Gares & Connexions, une filiale de la compagnie ferroviaire. Mais le travail de bureau, loin de sa femme et de sa fille qui plus est, ne le fait pas franchement vibrer. Son intérêt est ailleurs. "J’avais une appétence pour les jeux vidéo, et j’ai commencé à regarder les Mondiaux de LoL (League of Legends, le jeu numéro 1 dans le monde de l’esport) en me posant plein de questions. Et j’ai écrit à 'Neo'." 

"Il fallait quelqu’un pour leur montrer l’exemple. Il avait le bon profil." 

"Neo"? Le pseudo de Fabien Devide, le co-fondateur et patron de Vitality. Qui cherchait justement un manager pour son équipe CS:GO, au budget annuel avoisinant les trois millions d’euros. "Ce que j’ai aimé en premier chez Matthieu, c’est cette bienveillance, cette proactivité envers l’esport, explique l’entrepreneur. Il avait une vraie croyance en ce milieu, et dans notre domaine c’est important d’avoir des passionnés. La deuxième chose, c’est que je suis très admiratif des athlètes olympiques. La précarité de leur métier rend leurs performances encore plus admirables car très peu ont la chance de vivre de leur sport. Je savais que Matthieu, avec sa rigueur, son état d’esprit, ses valeurs, et son expérience des efforts répétés, aurait le respect des joueurs. La majorité de nos joueurs ayant déjà gagné des titres sur CS:GO, certains étant 'âgés' à l’échelle de la scène, il pouvait être difficile de changer leurs méthodes de travail. Il fallait quelqu’un pour leur montrer l’exemple. Il avait le bon profil."

Toujours curieux, le boss de Vitality a aussi regardé ce qui se faisait ailleurs. Notamment chez l’équipe danoise Astralis, numéro 1 mondiale sur Counter-Strike, qui avait nommé dès 2017 l’ancien handballeur Kasper Hvidt comme directeur sportif. "Kasper, ça a été un exemple, même si avec Matthieu ils n’ont pas le même travail, convient Fabien Devide. Après, il fallait voir si ce modèle était applicable chez des latins, qui n’ont pas la même mentalité, chez des joueurs avec de l’ego…"

Le choc des mondes 

A l’été 2019, Matthieu Péché, qui connaissait "vite fait" CS:GO de son propre aveu, accepte donc le poste, le "challenge". Du jour au lendemain, le voilà à passer des semaines entières avec une équipe professionnelle d’esport, aujourd’hui composée du capitaine Dan "apEX" Madesclaire (27 ans), des expérimentés Richard "shox" Papillon (28 ans) et Cédric "RpK" Guipouy (31 ans), des jeunes Kevin "misutaaa" Rabier (18 ans) et Nabil "Nivera" Benrlitom (19 ans), ainsi que du phénomène tricolore Mathieu "ZywOo" Herbaut (20 ans), récemment désigné meilleur joueur au monde pour la deuxième année consécutive.

"J’ai débarqué dans un boot camp en Pologne, se souvient Péché. Quand je suis arrivé j’ai fait: 'Wow, mais on est où là?' J’étais à la fois impressionné et fasciné par ce que je voyais, mais aussi outré par toutes les mauvaises habitudes – à mon sens – des joueurs, notamment en matière d’alimentation. Ils étaient déjà assez performants comme ça, mais il y avait une grosse marge de progression. Donc j’ai commencé à mettre des choses en place."

Un peu brutalement, peut-être. "Quand Matthieu est arrivé, d’un côté ça me faisait un peu peur parce que c’est Vitality qui l’avait choisi (et non les joueurs, ndlr), mais de l’autre j’étais content de travailler avec une personne qui venait du sport de haut niveau, indique apEX. J’avais en tête qu’il pouvait nous apporter des choses. Même si le début a été un peu difficile."

"J’ai changé tout leur rythme de vie, en leur demandant de se coucher avant minuit, en modifiant les horaires d’entraînement… J’ai également dû créer une relation de confiance avec le coach XTQZZZ, car ses habitudes à lui aussi ont changé, observe Matthieu Péché. Le premier jour, je leur ai dit: 'Demain matin, 9h, sport'. A 10h ils étaient rincés. Je les ai fait courir, ils ont fait des squats, ils étaient déchirés. Je suis quelqu’un de plutôt cash, j’aime bien leur rentrer dedans. Les premiers mois, j’étais assez intransigeant, je ne leur donnais pas le choix. Leur zone de confort a volé en éclats." Et de l’admettre: "Certains ont été assez choqués, on en reparle encore des fois."

Le capitaine apEX donne une version de l’histoire à peu près similaire: "Les changements principaux, c’était de faire plus de sport, et de surveiller la nutrition, l’hygiène de vie. Mais il était un peu dans l’extrême, ce qui a créé un conflit avec certains joueurs car on n’était pas du tout dans cet état d’esprit. Mais dès que chacun a mis un peu d’eau dans son vin, une compréhension et une entente se sont installées. Bien sûr, la nutrition par exemple n’est pas encore celle d’un sportif de haut niveau, mais on progresse. C’est ça le plus important à mes yeux. On ne peut pas changer les choses de A à Z, mais on y va progressivement, et ça se passe de mieux en mieux."

Apprentissage à double sens 

Petit à petit, Matthieu Péché, décrit par Neo comme un "intendant" ou un "meilleur ami" toujours disponible pour discuter avec les joueurs, prend ses marques, développe son champ d’action. "Je m’occupe de tout ce qui est hors-jeu, je fais en sorte qu’ils n’aient à penser à rien d’autre qu’au fait d’être performants sur l’ordinateur, résume-t-il. Cette notion de performance est importante, c’est pour cela qu’il y a des passerelles entre le sport et l’esport. On n’est pas dans le jeu de chambre, là, avec chips et coca. On parle de vraies performances, de gros montants. Les mecs sont bien payés, donc en retour ils ont des devoirs. On doit les conditionner." 

Mais l’apprentissage se fait dans les deux sens. L’ex-habitué des bassins se familiarise lui aussi avec un nouvel univers. "J’ai carrément été impressionné par le côté entertainment, les shootings photo pour les joueurs, le storytelling en LAN (les tournois où les joueurs sont réunis physiquement, ndlr), confie l’ex-habitué des bassins. Tout ce que j’aurais voulu avoir en tant qu’athlète, en fait, et que je n’ai jamais eu. Même aux Jeux à Rio, il n’y avait pas autant de public que sur les LANs des mecs. C’est d’ailleurs pour ça que les JO s’intéressent à l’esport et son public jeune. Mais l’esport n’a pas besoin du sport tradi et de ses instances pour exister..." 

Matthieu Péché
Matthieu Péché © AFP

"Notre métier à nous n’est pas physique, il est surtout mental, mais ça se rejoint."

Le savoir-faire des athlètes, en revanche, lui est utile. Surtout en matière de préparation. "La condition physique, au premier abord tu te dis 'ça ne sert à rien, les mecs passent leur journée assis', résume Péché. Et puis quand tu vois des matches en BO5 (le premier à trois cartes, ndlr), qui peuvent durer quatre heures ou plus, tu te rends compte que la lucidité est primordiale. Or la condition physique est liée à ce qu’il se passe dans le cerveau. Si tu mets le mauvais carburant dans la voiture, elle ne va pas aller loin. Je ne veux pas en faire des super-athlètes, avec des tablettes de chocolat et des énormes biceps, ça ne va leur servir à rien, mais il s’agit d’être dans une bonne dynamique, d’être dans la 'yes life' comme ils disent."

Autrement dit, si les heures et les heures d’entraînement sur le jeu restent primordiales pour développer les automatismes et les "skills", les qualités techniques, elles ne suffisent plus. "Notre métier à nous n’est pas physique, il est surtout mental, mais ça se rejoint, abonde apEX. Il y a des tournois où l’on joue tous les jours, où quotidiennement il nous faut avoir pendant trois heures une concentration optimale. Les gens ne se rendent pas compte à quel point la concentration doit être haute durant un match. Et tout le temps. Ce n’est pas comme un métier lambda où tu as des moments de relâchement. Là, ce n’est pas possible. Le fait d’avoir une bonne condition, physique et mentale, aide à tenir davantage." Sur un match, sur un tournoi, et peut-être même à plus long terme.

A cause de la perte naturelle de réflexes, mais surtout de l’usure, voire de la lassitude, les joueurs professionnels de CS:GO – et pas seulement – stoppent généralement leur carrière assez jeunes, avant 30 ans. "Mais en faisant ce travail, je pense qu’on peut tenir plus longtemps, poursuit apEX. Comme un Cristiano Ronaldo ou un Zlatan qui sont encore là à 35, 36, ou 39 ans, pourquoi nous aussi ne pas continuer jusqu’à 40 ans avec ces nouvelles méthodes? Moi, c’est mon but en tout cas."

apEX, le capitaine de Vitality
apEX, le capitaine de Vitality © DR

Une collaboration amenée à se développer

Un an et demi après l’arrivée de Matthieu Péché, la nouvelle organisation de Vitality semble porter ses fruits. L’équipe française, malgré la pandémie et le fait de devoir jouer les compétitions en ligne, à distance, s’est montrée extrêmement régulière en 2020, disputant en tout six finales de tournois, pour deux titres. Avec Astralis et les Russophones de NAVI, les "abeilles" sont les références actuelles. "L’apport est difficile à mesurer, mais même si ce sont des pourcentages minimes, ça compte à la fin, estime apEX. Evidemment, le côté technique est le plus important, mais ces choses que les autres équipes n’ont peut-être pas font partie de notre réussite. (…) C’est de l’aide à la performance de manière générale, surtout pour les jeunes qui n’ont pas encore leur propre routine. Même notre coach XTQZZZ, qui a ses propres méthodes, est un fan de sport. Il y pioche des choses qui peuvent nous aider."

Et le capitaine d’insister sur un point primordial: "Avec le Covid et le confinement, l’hygiène de vie n’était pas incroyable. Moi-même je vivais assez mal le fait de devoir rester à la maison. Mais le soutien moral du staff, de Matthieu et des autres nous a énormément aidé. Ils sont en grande partie responsables de notre réussite en 2020."

Le succès du pari Matthieu Péché a d’ailleurs donné des idées à Fabien Devide: fin novembre, Vitality a annoncé l’arrivée de Gauthier Klauss comme manager de ses équipes Rocket League et Fortnite. Klauss, le binôme de Péché en C2. "Matthieu est devenu un pilier de Vitality, il était intéressant d’avoir une nouvelle personne de confiance, justifie le boss. En plus, Matthieu va nous faire gagner du temps, il a un peu essuyé les plâtres comme on dit, il va pouvoir conseiller Gauthier. (…) Ils savent travailler, ils ont une rigueur, ils comprennent le lien hiérarchique, ils ont conscience qu’ils travaillent pour l’intérêt collectif, pour celui du club."

"Il faut que mon expérience serve."

Neo ne compte pas s’arrêter là dans la structuration de l’équipe et le renforcement du staff. "Il y a plein de choses à améliorer encore, juge-t-il. On a vraiment besoin d’une cellule médicale, c’est quelque chose sur quoi on va travailler cette année. Une cellule qui bosse au global, avec toutes les équipes. Il va aussi falloir travailler sur les moyens de récupération, parce que quand on sortira de la pandémie, les joueurs vont se prendre en moyenne 27 semaines de déplacement par an. C’est presque comme un joueur de tennis."

Autant de voyages à organiser, de jet lags à appréhender pour Matthieu Péché. Mais il lui en faut plus pour l’effrayer. "J’aime ce que je fais, j’aime mon rôle de couteau suisse, sourit l’ancien céiste. Avant j’étais athlète, tout le monde était à mon service, maintenant je suis un homme de l’ombre, mais j’aime ça. Je prends du plaisir à leur inculquer des valeurs, à leur faire passer des messages. Il faut que mon expérience serve. Si des mois plus tard, un joueur me remercie pour un conseil, c’est déjà une petite victoire."

Clément CHAILLOU