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Coupe du monde féminine: putsch contre le coach, conflit ouvert... Le fiasco espagnol était annoncé, et pourtant elles sont en finale

L'Espagne s'apprête à disputer la première finale d'une Coupe du monde féminine de son histoire. Un exploit majuscule qui tranche avec le contexte maussade qui règne autour de la sélection depuis plus d'un an et le conflit avec Jorge Vilda, le sélectionneur de la Roja depuis 2015.

Si voir l'Espagne en finale de la Coupe du monde féminine 2023 n'a rien de surprenant, au vu de l'effectif dont la sélection dispose, le contexte très compliqué autour de la sélection depuis un an, pollué par un conflit ouvert avec le sélectionneur Jorge Vilda, rendait cette qualification historique presque impossible à l'ouverture de la compétition. Mais le talent et la mentalité des joueuses a fait la différence.

Si l'on remonte moins d'un an en arrière, difficile d'envisager un XI espagnol avec Aitana Bonmati, meilleure buteuse de la sélection, Mariona Caldentey ou Ona Batlle. Pourtant, les trois joueuses étaient bien titulaires face à la Suède, dans une demi-finale qui a propulsé l'Espagne en finale de Coupe du monde, après une victoire 2-1. Les trois joueuses citées faisaient partie de "Las 15", ces quinze joueuses espagnoles ayant décidé de se mettre en retrait de la sélection afin de demander des changements, qu'ils soient sportifs ou organisationnels.

Le malaise remonte à la fin de l'Euro 2022, où la Roja est éliminée en quarts contre l'Angleterre (défaite 2-1), avec la sensation d'avoir pu faire beaucoup mieux. Au coeur des critiques? Jorge Vilda. Le sélectionneur, en poste depuis 2015 ayant succédé au sulfureux Ignacio Quereda, accusé d’abus psychologiques par les joueuses et licencié, n'a pas gagné le moindre titre avec une génération pourtant considérée comme "dorée" par tous les spécialistes du football féminin, malgré trois tournois internationaux.

Les premières critiques

Une nomination qu'il doit en partie à son père, Angel Vilda, ancien préparateur physique de Johan Cruijff au Barça et entraîneur des U17 et U19 espagnoles. "Jorge est arrivé par hasard, en raison d'une urgence, justifiait ce jeudi son père dans les colonnes de Marca, répondant à l'accusation que son fils soit "pistonné". J'ai donné son nom parce qu'il s'agissait d'une situation extrême. Depuis lors, je n'ai rien fait d'autre. Il a mérité tout le reste."

Les joueuses, à travers leurs capitaines, critiquent le travail du sélectionneur, qui n'a d'ailleurs pas la formation d'entraîneur mais de préparateur physique, et listent notamment des lacunes tactiques et techniques, des insuffisances médicales, un manque d'intimité - l'entraîneur interdisant aux joueuses de fermer leur porte de chambre d'hôtel - et une mauvaise gestion du groupe qui empêcheraient la progression de l'équipe. Des accusations balayées par la fédération qui vient immédiatement au soutien de Jorge Vilda, à travers une conférence de presse d'abord, puis de discussions individualisées avec chaque joueuse, qui vont diviser le groupe.

"Las 15"

Après avoir fait part de leurs réclamations, sans être entendues par la RFEF, quinze joueuses, surnommées "Las 15", écrivent un mail commun à leur fédération dans lequel elles dénoncent le mauvais traitement reçu en sélection et actent leur mise en retrait de la sélection, en raison de conditions affectant leur santé mentale. Courrier que fera fuiter la RFEF aux médias, ajoutant que si les joueuses voulaient revenir, elles devraient "reconnaître leurs erreurs et demander pardon".

Conforté par sa direction, Jorge Vilda déclarera en conférence de presse: "C'est embarrassant, et je ne veux que des joueuses qui s'engagent à 100 % dans mon projet. Si vous n'appréciez pas ce que signifie porter ce maillot et représenter votre pays, vous ne méritez pas d'être avec nous." Lors des rassemblements suivants, l'homme de 42 ans se passe des 15 joueuses - parmi lesquelles Aitana Bonmati, Claudia Pina, Patri Guijarro, Mapi Leon, Sandra Paños, Mariona Caldentey, toutes championnes d'Europe avec le Barça cette saison - et appellent donc de jeunes joueuses, dont la plupart n'avaient jamais mis un pied en sélection jusqu'ici.

Des tensions Real-Barça

Parmi ces quinze "frondeuses", aucune joueuse du Real Madrid, celles ci auraient été incitées par leur club à ne pas se positionner. D'autant que Jorge Vilda aurait promis à certaines, selon El Confidencial, un accès facilité à la sélection si elles décidaient de rejoindre l’écurie madrilène. Une distinction Barça-Real qui vient diviser l'opinion publique espagnole, appuyée par une presse madrilène plutôt favorable au sélectionneur contre une presse catalane défendant davantage les joueuses.

Sur les terrains aussi, les tensions entre joueuses des deux clubs se ressentent, avec notamment une fin de match compliquée lors d'un Clasico en novembre dernier où le Barça s'est imposé 4-0 à Madrid, pendant que le public chantait: "Vilda reste!", "Tu n'iras pas au Mondial!" Des images d'un autre temps s'il on regarde la cohésion au sein de l'équipe espagnole aujourd'hui, à la veille de jouer une finale de Mondial historique.

Quelques changements et des retours

Après des mois de boycott, certaines de "Las 15" ont fait leur retour avec la Roja à la veille de la Coupe du monde, envoyant à la fédération le courier nécessaire pour se déclarer de nouveau sélectionnable. La fédération a tout même concédé quelques changements: le recrutement d'un physiothérapeute supplémentaire, d'une nutritionniste, la négociation d'un accord pour faciliter les déplacements des familles, un traitement particulier pour les mamans, une assurance de voyager dans de meilleures conditions... Insuffisant pour certaines, comme Mapi Leon, Claudia Pina et Patri Guijarro, qui campent sur leurs positions et décident de ne pas revenir, quitte à manquer le Mondial.

"Je dois choisir et ma décision est claire. Mapi Leon a un mode de vie et des valeurs... Je ne peux pas revenir en arrière si la situation ne change pas", avait expliqué Mapi Leon, souvent définie comme "la meilleure défenseuse du monde", au micro de la radio catalane RAC1 en mai. D'autres de ses coéquipières du Barça, elles, sont revenues: Aitana Bonmati, Mariona Caldentey, et même Alexia Putellas et Irene Paredes, anciennes capitaines de la Roja qui avaient soutenu "Las 15" sans avoir envoyé le mail.

Alexia Putellas, plus qu'une joueuse

Des joueuses aujourd'hui essentielles pour la Roja, titulaires habituelles de la Coupe du monde, mais qui n'ont jamais récupéré le brassard de capitaine, qui a été donné successivement à trois joueuses du Real Madrid. Pourtant le groupe est plus uni que jamais, les images montrant souvent Alexia Putellas jouer le rôle de grande soeur au sein du vestiaire, venant au réconfort de Misa Rodriguez et Athenea del Castillo, deux joueuses madrilènes, lorsque celles-ci sont mises sur le banc brusquement par Jorge Vilda.

Les internautes s'amusent d'ailleurs de voir la double Ballon d'or souvent donner des consignes aux futures entrantes ou à ses coéquipières à l'entraînement. C'est même elle qui est filmée en train d'échanger âprement avec le sélectionneur en marge des séances. Après la lourde défaite 4-0 face au Japon lors des phases de poules, Jorge Vilda a largement été pointé du doigt par la presse espagnole pour son absence de plan B. Des critiques qu'il tente de balayer en conférence de presse, alors qu'il ne parvient pas à expliquer son schéma tactique, en brandissant un: "Vamos España, vamos equipo!"

Vilda, vraiment responsable des succès?

L'entraîneur peine d'ailleurs à trouver du soutien de la part de ses joueuses, qui préfèrent célébrer chaque qualification au tour suivant entre elles, snobant Jorge Vilda sur sa ligne de touche. À la veille de la demi-finale contre la Suède, le sélectionneur espagnol estime pourtant que sans l'appui de sa fédération afin de le maintenir à son poste, "nous ne serions certainement pas là aujourd’hui". "Nous avons un président qui a réagi avec courage et qui a soutenu mon staff et moi-même, et je tiens donc à le féliciter pour la gestion de tout ce processus." Les relations entre le staff et le groupe sont pourtant décrites comme très fraîches par les journalistes espagnols présents au camp de base espagnol en Nouvelle-Zélande.

Jorge Vilda peut en tout cas compter sur son président, Luis Rubiales, qui l'a toujours soutenu depuis un an, pour défendre cette version des faits. Après la qualification en finale, c'est lui qui vient au micro de la télévision espagnole RTVE pour féliciter non pas les joueuses, mais le sélectionneur: "Je tiens à féliciter Jorge Vilda... Ce que nous avons enduré a été énorme, c'est un travailleur acharné, un entraîneur de premier plan au niveau mondial. Il a renoncé à des équipes qui lui offraient plus d'argent pour rester en Espagne. Nous n'avons que ce que nous méritons."

L'impact des joueuses dans leur propre progression

De leur côté, les joueuses, conscientes de leur potentiel, n'ont jamais cessé de répéter que cette équipe pouvait "faire de grandes choses". Alors ce parcours historique en Coupe du monde ne semble être que la suite logique des choses pour Aitana Bonmati, malgré un contexte très particulier: "Qu'ils aient confiance en nous! Nous sommes entrées dans l'histoire parce que c'est la première fois que nous atteignons les quarts de finale d'une Coupe du monde et je pense que cette équipe a beaucoup de choses à dire."

Porté par une ligue devenue professionnelle la saison passée grâce à une grève des joueuses et des clubs comme le FC Barcelone qui mettent beaucoup de moyens dans leur section féminine, le football féminin espagnol a beaucoup progressé en quelques années. Des progrès structurels et sportifs, fruit de la lutte des actrices, qui bénéficient aujourd'hui à la sélection, disposant de joueuses suffisamment prêtes physiquement et tactiquement pour affronter les meilleures nations. Sans doute la principale raison de cette qualification historique en finale de Coupe du monde.

Anna Carreau