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L'édito de l'After: La tragédie du supporter

Être supporter d’un club est un handicap social. Quand en plus votre club est sur le point de jouer une demi-finale de coupe d’Europe, le malaise est palpable. Le supporter est-il condamné à finir tout seul? L'édito de Thibaud Leplat, rédacteur en chef de la Revue de l'After.

En 1990, en plein Mondiale, l’écrivain italien Umberto Eco — qui n’aimait pas tellement le football — a écrit ce qu’il pensait des supporters "je ne hais pas le football, je hais les passionnés de football. (...) Je n’aime pas le supporter parce qu’il a une étrange caractéristique: il ne comprend pas que vous ne le soyez pas et insiste à vouloir vous parler comme si vous l’étiez aussi." Quand on est à quelques heures d’une demi-finale de Ligue des Champions et qu’on a passé plusieurs jours à décliner la moindre invitation à dîner mercredi soir, on voit bien ce dont parle Eco ici. Difficile de penser à autre chose qu’à ce match. Difficile de mener une vie normale, d’entretenir une conversation avec un inconnu. Aucun supporter du PSG n’aura eu l’idée d’aller au cinéma mercredi soir. Non, l’inquiétude est ailleurs et une question hante: la vie serait-elle plus simple si on n’aimait pas le football?

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L’amateur vit dans un autre monde. En période de demi-finale, sa mémoire minuscule est faite de vieux posters, de Raï qui pleure ("où tu es je serai là"), de maillots d’Okocha dans les placards, de SMS aux heures de match. Après la mort de mon ami Damien, je me souviens que ce ne sont ni les fleurs, ni les baisers tendres, ni encore les paroles réconfortantes qui m’ont fait revenir sur terre. Mon ami, mon frère, cet être si doux, si fin, si fidèle, n’était pas rentré chez lui, avait pris un taxi, et s’était jeté d’une falaise au crépuscule. Le désespoir était immense. Le sien. Le nôtre. Comment un être d’une telle valeur avait-il pu quitter les vivants? Qu’avions-nous fait pour le retenir? Lui et moi nous appelions à la fin de chaque match. Où qu’on soit. J’ai su que le deuil était passé, l’injustice avalée, le désespoir digéré, le jour où j’ai à nouveau pu entendre un coup de sifflet final sans avoir le cœur serré. Le PSG est ce qui me lie à lui. Comprenne qui pourra. Chaque croyant a ses liturgies.

Le sourire de Dembélé

Voilà peut-être ce que veut nous dire Umberto Eco: il y a dans cette aliénation volontaire quelque chose d’effrayant pour le profane. Un peu comme un athée qui ne voit dans une cathédrale millénaire qu’un nouveau monument historique à mettre à son palmarès, celui qui n’aime pas le football se tient poliment à distance pour éviter de gamberger à son tour. D’ailleurs plus les années défilent, plus le fossé se remplit. Il devient trop long, trop compliqué d’expliquer le sourire de Dembélé sur la pelouse de Montjuic. Lorsqu’une moue courageuse nous demande pourquoi on aime autant le football (sous-entendu "et pas autre chose"), on s’invente des histoires d’appartenance qui nous excusent.

Pour certains c’est la géographie (le club de ma ville), pour d’autres la généalogie (le club de mon père), pour d’autres encore la sociologie (le club de ma classe sociale). Mais tout cela sonne un peu faux. Car ces récits tournent autour d’une idée qui est l’inverse de la liberté. Quand la vie humaine consiste à essayer de dépasser les déterminismes qui pèsent, le supporter, lui, semble se complaire dans le confort d’un fatalisme qui le fascine et le façonne. Jamais maître de son destin, il met un point d’honneur à ne pas sortir de cette condition tragique. "Tout ce que je sais, c’est que je suis supporter du PSG" telle est la prière secrète du prisonnier de ses passions. Eco a raison. On a fait mieux comme projet d’émancipation culturelle que le supportérisme.

Supporters d’une idée

L'amateur est-il alors voué à l’incompréhension et à la solitude? Avec l’âge, la délicatesse de notre goût a adouci la rudesse de nos caractères. On ne vit plus les défaites avec la même gravité. On a appris à goûter le moment partagé indépendamment du résultat final. Ces petits bonheurs ont rendu les lendemains de défaites moins amers. La mélancolie s’est peu à peu changée en rituel initiatique. Et, miracle, à force de souffrir et de vibrer, nos sensibilités se sont raffinées. Aujourd’hui, "aimer" ne veut plus dire la même chose. Nous avons éduqué notre jugement et appris à apprécier des choses nouvelles. Cette délicatesse du goût "élargit la sphère de notre bonheur et de notre malheur et nous rend sensibles aussi bien aux souffrances qu’aux plaisirs qui échappent au reste de l’humanité" écrit David Hume, philosophe écossais. Grâce au football, on a découvert que ce qui nous désespérait plus jeune — les toiles d’Edel, les changements de Luis à La Corogne — était aussi ce qui nous avait appris à aimer les gardiens fiables et les entraîneurs prévisibles. De bête solitaire et irascible, le supporter est devenu, à force d’expérience et de désillusions, un amateur au goût large et raffiné. De supporter d’un club il est devenu celui d’une promesse: l’amitié, celle-là même qui nous apprend à "limiter nos choix à peu de personnes" conclut Hume. You will never walk alone. C'est l'horizon. Et tant pis pour Umberto Eco.

Thibaud Leplat