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Pourquoi l'Angleterre se passe de Danny Cipriani, son meilleur ouvreur

Danny Cipriani

Danny Cipriani - AFP

Le sélectionneur de l'Angleterre Eddie Jones a donné, ce jeudi, une liste de 36 noms, parmi lesquels ceux de Manu Tuilagi ou Chris Ashton. Un joueur en revanche n'y figure pas: Danny Cipriani. Le meilleur 10 d'Angleterre (et peut-être même du monde), qui avait signé son retour avec le XV de la Rose en juin après trois ans d'absence, voit la Coupe du monde s'éloigner. Explications.

Les années passent, le talent reste. Inspiré, parfois même génial avec son nouveau club de Gloucester (dont les matchs et ceux du championnat anglais sont à suivre sur RMC Sport), le bilan chiffré de l'ouvreur est flatteur: trois matchs, trois démonstrations individuelles, zéro défaite et 80 minutes sur le terrain à chaque fois. L'absence de Danny Cipriani pour le camp d'entrainement du XV d'Angleterre ressemble à une incongruité. Une anomalie, même, tant le demi d'ouverture rayonne avec les "White and Cherry". Mais cette absence s'explique. 

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Des mains en or, une vision de jeu unique

Danny Cipriani a débarqué en provenance de Coventry. Et les 96 kilomètres qui séparent les deux villes n'ont rien enlevé au talent de "Cips". Capable d'attaquer la ligne, de visser des passes de 20 mètres devant la défense ou de retarder ses décisions pour créer des décalages, l'ouvreur sait tout faire. La raison de son absence n'est donc pas "technique". Face à Bristol, Bath ou Northampton, Cipriani se montre même éblouissant.

D’abord dans sa capacité à lire les défenses. Souvent considéré comme l’un des meilleurs attaquants du monde, Cipriani alterne entre passes longues et jeu court avec justesse.

Quant à sa faculté à attaquer la ligne, elle aussi reste intacte. La vitesse de Cipriani, sa vision de jeu et la liberté octroyée par son entraîneur Johan Ackermann, permettent de voir l’ouvreur renouer avec son meilleur niveau.

Un système "club" fait pour le faire briller

Cette capacité à faire la différence, au-delà du talent, s’explique par le système mis en place par le staff de Gloucester. Comme chaque joueur créatif, Danny Cipriani a besoin de deux choses pour exprimer pleinement ses qualités: du temps et de l’espace. Si l’international anglais fait presque toujours les bons choix, c’est que ses coéquipiers lui offrent les deux.

Comment? Déjà en permettant à Cipriani de ne pas être le premier attaquant. La plupart des lancements de jeu en première main sont tantôt menés par Twelvetrees, tantôt par un bloc d’avants qui sert de point d’appui pour stopper la montée défensive. Cipriani se propose alors soit en course cachée, soit dans un second temps. Le système est simple et efficace: arrêter la défense via une course ou un duel gagné, remettre de la vitesse avec Cipriani qui va jouer le déséquilibre.

Si Cipriani est un génie, il doit sa réussite à un homme qui partage le poids et les responsabilités de la conduite du jeu de son club: Billy Twelvetrees.

 Ce système pourrait inspirer, voir convaincre Eddie Jones. Le sélectionneur du XV d’Angleterre a toujours fonctionné avec un véritable 5/8e. Un deuxième ouvreur positionné au centre. Exemple avec le XV de la Rose (Ford/Farrell) ou lors de la Coupe du monde 2003 (Larkham/Flatley ou Larkham/Giteau). Autre possibilité mise en place avec les Saracens (Goode), l’Australie (Mortlock) ou l’Angleterre version Jones (Daly): utiliser l’arrière comme un deuxième ouvreur dans le jeu. Encore en argument qui pourrait plaider en sa faveur. 

Une défense suspecte, un système pour le préserver

Mais si les qualités de l’ouvreur sont inaltérées, si le système proposé par Gloucester pourrait correspondre à celui désiré par Jones, le problème est que les défauts de "Cips" restent aussi les mêmes. Son principal problème réside dans son incapacité à forcer sa nature en défense. Danny Cipriani n’aime pas défendre et cela se traduit en chiffres: 8 plaquages loupés sur 24 tentés, soit 33% de plaquages manqués. Indigent à un tel niveau.

Illustration face à Bristol, où le demi d’ouverture peine à gagner le moindre duel. Et concède des mètres trop facilement.

Si Eddie Jones fait confiance à Ford (79% de réussite au plaquage cette saison), défenseur courageux mais léger, il a préféré réfléchir à la possibilité d’aligner Cipriani à l’arrière lors de la dernière tournée en Afrique du Sud. Une manière de préserver Cipriani défensivement. Une démarche que refuse jusqu’à maintenant Johan Ackermann, son entraineur. Le technicien de Gloucester utilise un système simple afin de masquer les faiblesses de son ouvreur.

Comme avec les Lions, où il a dû composer avec Elton Jantjies, Ackermann a décidé de constituer deux blocs défensifs: l’un dense, en Zone 0-Zone 1, et l’autre rapide, coupant les extérieurs. Le leader du second bloc, agressif, se trouve être son ouvreur.

Une manière de couper les lignes de passes et de dissuader l’adversaire de viser le milieu du terrain. La raison: le premier bloc offensif est composé de joueurs solides mais peu techniques. La prise de risque nécessaire pour attaquer la zone de Cipriani est souvent rédhibitoire. C’est grâce à ce système que Cipriani s’est si peu employé en défense lors des matchs à domicile (14 plaquages seulement en 2 matchs).

Problème: ce système nécessite des montées rapides et une pression constante. Donc un investissement défensif parfois trop important pour Cipriani. Illustration sur des montées où il monte davantage pour gêner la passe que pour stopper l’attaquant…

Un bilan insuffisant au niveau international. Et un choix délicat pour Jones : en alignant Cipriani, par effet de domino, il se condamnerait à aligner Farrell en 12, meilleur défenseur et buteur plus sûr.

Le sélectionneur anglais devrait surtout modifier son système défensif ou les joueurs qui l’animent. La clef de voûte de sa défense inversée s’appelle Jonathan Joseph, utilisé très exactement comme Cipriani, en leader du bloc rapide.

Difficile d’imaginer un système associant les qualités mais surtout les défauts de deux joueurs aussi proches. Et impossible de croire que Jones pourrait tendre à un système s'inspirant du modèle australien de 2015, où Giteau et Foley étaient associés... et dans du coton en défense, Cheika responsabilisant Ashley-Cooper et Mitchell lors des lancements en première main adverses. Jones aime la souplesse et cherche à s'offrir le choix. 

Abondance de bien et choix cornélien

Le dernier argument est d’une implacable logique. L’abondance de bien en équipe d’Angleterre et la polyvalence des joueurs du XV de la Rose est sans égal au niveau international. Owen Farrell, George Ford, Henry Slade, Alex Lozowski ou encore Marcus Smith (lui non plus, pas du camp d’entrainement de Bristol) postulent régulièrement depuis maintenant 3 ans. Deux profils se dégagent: d’un côté les animateurs polyvalents, capable de jouer 10-12-13 et ou 15, à l'image de Slade, Farrell, Lozowski ou dans une moindre mesure Daly. De l’autre, les buteurs purs et durs comme Ford et Smith. 

Or Cipriani, qui n'est ni polyvalent (il n'a plus été titularisé en championnat ailleurs qu'à l'ouverture depuis le 8 mai 2010), ni buteur numéro un en club, fait figure de casse tête. Et l'ouvreur illustre à merveille l'adage "le mieux est l'ennemi du bien". Si sa place, sur le talent pur et les qualités individuelles, ne fait pas de doute, les questions et surtout les conséquences que pourrait avoir sa présence dans le XV d'Angleterre sont suffisantes pour croire que Jones à raison de se passer de lui. Une mise à l'écart qui n'est pas encore rédhibitoire en vue du Mondial 2019. Mais qui complique encore un peu la tâche d'un joueur qui pourrait ne jamais connaitre la moindre Coupe du monde. 

Pierre Ammiche