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Entraîner après les drames: Niketa Battle, l’histoire glaçante d’un coach pas comme les autres

Les joueurs de la Mays High School rendent hommage à un de leurs anciens coéquipiers décédé

Les joueurs de la Mays High School rendent hommage à un de leurs anciens coéquipiers décédé - DR/Niketa Battle/Montage RMC Sport

Environ 200 joueurs ou anciens joueurs de foot US de vingt-cinq ans et moins ont été tués par armes à feu aux Etats-Unis entre début 2017 et fin 2019. Autant de drames qui touchent les familles mais aussi leurs coaches, héros du quotidien qui doivent gérer ces situations le mieux possible et tout faire pour en éviter d’autres. Niketa Battle, coach de la Mays High School à Atlanta, qui a perdu deux joueurs en quatre ans à l’école (et d’autres ailleurs), a accepté de raconter à RMC Sport son histoire qui dépasse de loin le simple cadre du sport.

Au bout du fil, Niketa Battle raconte la scène comme une énième anecdote. Glaçante. "Il y a quelques années, je parlais à mes joueurs des dangers d’être affilié à un gang et l’un d’eux a demandé à parler. Il a retiré son haut et il avait le trou d’une blessure par balle à quelques centimètres de son cœur. Il a juste dit: 'Vous ne voulez pas terminer comme ça'." En quelques mots, Niketa Battle a résumé un quotidien de coach pas comme les autres. A quarante-six ans, l’homme entraîne pour la quatrième année l’équipe de football américain de la Benjamin Elijah Mays High School, un lycée d’Atlanta, où il vient de mener ses troupes à un excellent bilan de 10-2 et enseigne également l’éducation physique. Et si Niketa Battle n’est pas un coach comme les autres, c’est que son histoire est la petite dans la grande. Une loupe grossissante sur un débat national.

Lors de ses deux premières années à Mays, coach Battle a perdu deux joueurs de quinze ans par armes à feu, Marquez Montgomery et Carlos Davis II. Le premier a été tué d’une balle dans la tête chez lui par son cousin en novembre 2016. Le second est tombé chez des amis en mars 2018, sous la balle d’un autre gamin de dix-sept ans qui jouait avec un pistolet. Ils ne sont pas ses premiers décès du genre. Ni les premiers ou les derniers dans le pays. Selon un article passionnant de Natalie Weiner pour SB Nation, dont on ne sort pas indemne, 190 joueurs ou anciens joueurs de foot US de vingt-cinq ans et moins ont été tués par armes à feu aux Etats-Unis entre début 2017 et novembre 2019!

"Qui s’attend-on à voir se faire tuer par armes à feu?"

Aucun lien direct avec le foot US. Juste la terrible rencontre entre un problème américain et le sport le plus médiatico-populaire aux Etats-Unis. "Le football est juste une bonne lentille pour examiner le problème de la violence par armes et se demander pourquoi ces enfants ne sont pas en sécurité. On peut trouver des histoires similaires dans d’autres sports, c’est juste que le football est le plus gros, avec des équipes lycéennes qui peuvent avoir jusqu’à soixante-dix ou quatre-vingt gamins", explique Natalie Weiner à RMC Sport. Les circonstances tragiques de ces décès sont toutes différentes. Mais ces victimes sont trop vite oubliées, rangées aux oubliettes médiatiques d’une société US à "plus de 10.000 tués par armes à feu juste en 2019" (Weiner). 

"Certaines morts par armes à feu sont couvertes et d’autres non, reprend la journaliste. La question est: pourquoi? Et la réponse est sans surprise: le racisme. C’est en grande partie dû au fait que la plupart d’entre eux sont afro-américains et vivent dans des quartiers défavorisés. Comme leurs coaches me l’ont raconté, c’est presque attendu pour eux par les gens... Ces histoires-là obtiennent un peu plus d’attention que les autres car les médias ont quelque chose sur lequel se raccrocher: ce sont des joueurs de football. Mais qui s’attend-on à voir se faire tuer par armes à feu? De jeunes hommes afro-américains car ce sont ceux à qui cela arrive le plus. Il y a eu cinq gamins de seize ans tués par balles dans les deux dernières semaines (l’interview date de mi-décembre, ndlr) et personne ne l’a même remarqué... C’est très perturbant."

Coach Niketa Battle (de dos) avec ses joueurs de la Mays High School
Coach Niketa Battle (de dos) avec ses joueurs de la Mays High School © DR/Niketa Battle

L’attention nationale n’est pas là. Mais il y a les héros locaux, ces coaches qui dépassent leur fonction pour faire face à une horreur qui se répète pour certains. Parler à Niketa Battle permet de saisir. L’homme a grandi à Tifton, dans l’Etat de la Géorgie, et bénéficié d’une bourse scolaire pour jouer au foot à l’université pas loin de chez lui, à Savannah State puis Georgie Southern. Son tour dans le monde de l’entreprise va vite le rebuter. Une démission plus tard, il se met à coacher dans la banlieue d’Atlanta, il y a près de vingt ans. Sa grande crainte est alors de "voir ses joueurs terminer en prison". A Mays, où six élèves ont été tués depuis son arrivée (dont un par la police d’Atlanta en 2019, année où deux autres de douze et seize ans se sont fait tirer dessus sans décéder en marge d’un match de l’équipe contre un rival), elle consiste à "allumer les infos dans la peur d’en avoir perdu un de plus".

Entre-temps, coach Battle s’est assis sur le banc de plusieurs écoles. A la Morrow High School, en 2011, il a connu ses premiers joueurs tués, un dans une course-poursuite à haute vitesse, l’autre par balles. Il a appris il y a peu qu’un autre joueur de son effectif cette année-là avait été tué par arme à feu. Mais son cuir est tanné. "Avant que cela vous arrive, vous avez déjà vu ça autour de vous, rappelle-t-il à RMC Sport. C’est comme s’il y avait un compte à rebours et que vous vous demandiez où cela allait arriver. On ne se dit pas que ça ne va jamais arriver. Même si tu ne l’espères pas, tu attends presque cette violence et tu es prêt à la façon de la gérer avec les gamins au lieu d’être pris par surprise. Après un temps, vous pouvez presque devenir anesthésié tellement ça arrive souvent. Mais c’est la réalité de ce que nous vivons dans certains coins des Etats-Unis."

"Tu vas peut-être en perdre un mais tu vas en sauver cent"

"Quand ils ont perdu plusieurs joueurs, ce n’est pas qu’ils sont anesthésiés à la chose mais cela devient plus une inquiétude pragmatique, presque une routine, reprend Natalie Weiner. Après la publication de mon article, il y a eu une fusillade pendant un match dans le New Jersey et un garçon de dix ans est mort en tribunes! Le match était en cours, quelqu’un a tiré dans les tribunes et les joueurs couraient pour s’enfuir. Ils ont ensuite fait une marche dans leur communauté, pour la paix et contre les violences par armes à feu. Ce n’est pas qu’ils sont résignés. C’est plus: 'Qu’est-ce qu’on peut faire pour changer les choses?'." Niketa Battle parle de "victimes de l’environnement", "des circonstances". Ses mots font froid dans le dos mais se tournent vite vers le positif. "Il faut toujours continuer à aller de l’avant. Tu vas peut-être en perdre un mais tu vas en sauver cent."

Cela passe par un mot: présence. Le plus possible et à tous les niveaux, pour éviter de voir ses joueurs dans la rue, qui "gagne à chaque fois". "Ça consiste à faire le même genre de choses auxquelles les élèves des institutions privées et coûteuses ont accès, de la programmation, du tutorat, du soutien, pointe Natalie Weiner. Ces coaches essaient de faire ça par eux-mêmes. La plupart sont là plus de douze heures par jour. L’idée est de garder leurs joueurs le plus possible avec eux car ils sont plus en sécurité qu’à l’extérieur. Et d’apporter de la motivation pour ne pas abandonner l’école et la possibilité d’un futur." "Je suis toujours le dernier à partir, et souvent le premier à arriver, confirme coach Battle. J’attends qu’on soit venus chercher tous mes gamins, que ce soit les parents ou autres, pour y aller. Parfois, ils n’ont pas de moyen de locomotion pour rentrer à la maison et je suis celui qui s’assure qu’ils rentrent en sécurité."

Il peut être présent "dès 6h" et "jusqu’à 22h30". Il est là pour le foot, bien sûr, mais aussi et surtout pour le reste. A commencer par un suivi appuyé en classe. "Je m’occupe de mes joueurs comme si nous étions dans un programme universitaire. Ils savent qu’ils doivent garder une certaine moyenne, qu’ils ne peuvent pas être absents. Depuis sept ans, sur une échelle de 1 à 100, mes joueurs ont en moyenne des notes entre 83 et 85. Et parmi ceux qui font de la troisième à la terminale avec moi, 100% obtiennent leur diplôme." Il faut parfois trouver un tuteur, gérer un problème d’alimentation qui manque, prendre des nouvelles sur le groupe de messagerie commun juste pour s’assurer que tout va bien. Et il y a du monde, son équipe étant ouverte à tous pour offrir un espace de bien-être à tous ceux qui le désirent. Un job "de chaque seconde", quoi. Coach mais tellement plus. 

"Le football est la partie facile, souffle-t-il. Le plus important, ce sont les leçons de vie. Vous pouvez avoir un gamin qui vient de la rue et qui a une chance de prendre une douche grâce à nos vestiaires. Certains sont à la limite à cause de leur environnement. Je travaille beaucoup sur leur stabilité. Quand on commence la journée, je ne leur parle pas du jeu mais du fait de prendre de bonnes décisions. Je dois passer pour un disque rayé mais si ne serait-ce qu’une seule personne m’écoute... Des années plus tard, j’en vois beaucoup qui me disent combien ils apprécient ce que j’ai fait pour eux. Ceux qui ne suivent pas ces leçons se sont souvent tournés vers une vie de crimes."

"Ils trouvent de quoi combler un vide dans les gangs"

L’investissement va jusqu’à surveiller les publications sur les réseaux sociaux pour éviter des paroles qui pourraient poursuivre ses joueurs "des années et des années". Un vrai guide. "Un grand nombre de gamins viennent de foyers avec un seul parent, poursuit-il. La plupart du temps, ils sont élevés par leur mère, qui doit travailler deux fois plus qu’un parent normal juste pour subvenir à leurs besoins. Mais quand elle est au travail, qui leur fournit une structure? La plupart s’élèvent seuls. Dans les mauvais moments, ils doivent prendre leurs propres décisions. S’ils n’ont pas quelqu’un comme moi pour les diriger vers le bien, personne ne leur montre le chemin. Une fois que ces gamins réalisent que vous vous souciez vraiment d’eux, ils iront au bout du monde pour vous. C’est pour ça que la participation aux activités des gangs augmente autant: ils y trouvent de quoi combler un vide, ce qu’ils ne trouvent pas ailleurs car leur mère n’est jamais là et que leur père est parti." 

A Atlanta, le nombre de gangs a presque doublé en dix ans. Niketa Battle, dont l’expérience à Mays est la plus longue de sa carrière de coach, n’évite jamais le débat avec ses joueurs. "Pour la plupart de ceux qui jouent au football et sont talentueux, c’est leur propre environnement qui ne les laissera pas revenir à ce qu’ils faisaient avant. On leur dit: 'Tu as le football, tu t’en sors bien à l’école, ne retourne pas dans la rue'. C’est leur ticket de sortie et tout le monde n’en a pas un. Certains le comprennent et prennent leurs responsabilités. Mais d’autres ont peur d’être meilleurs que leur environnement et ils reviennent à ce qu’ils connaissent. Ils se sentent seuls et ils ont peur. Ils ont grandi avec certaines personnes et ne comprennent pas qu’il faut parfois couper le cordon. Ça fait partie de la mentalité des gangs, qui dit qu’on est plus forts en groupe."

Niketa Battle
Niketa Battle © DR/Niketa Battle

Il faut aussi s’occuper des parents qui ont vécu le drame quand ils imaginaient le sport comme "un refuge". "Il y a tout ce récit qui dit que ce sport est un moyen d’échapper à son environnement, aux circonstances défavorables, confirme Natalie Weiner. C’est une idée très américaine: vous pouvez vous prendre en mains et sortir d’une mauvaise situation par vous-même. L’idée de jouer au football et d’avoir une bourse pour aller à l’université est une solution communément acceptée à ces problèmes. Même si des joueurs sont tués, ça reste des anomalies. Vos chances restent toujours meilleures. C’est plus la solution que le problème. Quand un joueur de football est tué par balles, on va dire: il essayait de faire les bonnes choses mais ça lui est arrivé quand même, c’est tragique."

A ceux qui restent de vivre avec, aussi dur que ce soit. "Dans le sport US scolaire, il y a une tradition qui veut le dernier match à domicile serve à rendre hommage aux joueurs de dernière année. Lorsque la dernière a eu lieu, tous ces gamins étaient fêtés par le public et j’ai dû accompagner deux parents au centre du terrain avec le maillot de leur enfant décédé, qui aurait dû avoir son diplôme cette année, raconte Niketa Battle. En tant que parent, je n’imagine pas combien c’est dur à vivre. Une fois que tout le monde tourne la page, vous n’êtes plus qu’un nom dans un article ou à l’arrière d’un t-shirt. L’autre joueur qu’on a perdu aurait dû être diplômé l’année dernière. A part les coaches, il n’y a rien pour se rappeler de lui. Les joueurs actuels ne sont pas liés à lui car c’était avant eux."

"Quelque chose que je dois faire"

Lui n’oubliera pas. Jamais. Il avoue qu’il doit "faire des sacrifices" qui "pèsent sur son couple" et qu’il faut "une personne très spéciale" dans sa vie personnelle "pour comprendre et vous accompagner sur ce chemin". Mais il ne lâcherait le job pour rien "à part pour le niveau supérieur, l’université", question d'engagement: "Je me pose des questions... à peu près tous les jours. (Rires.) Mais j’ai la capacité d’atteindre certains de ces gamins. Je ne regarde pas ça comme quelque chose que je veux ou ne veux pas faire mais comme quelque chose que je dois faire. On m’a donné l’opportunité de rejoindre des quartiers avec moins de problèmes pour faire ce boulot. Mais ici, je sers un but."

L’engagement est admirable. Il est celui d’une vie, même quand l’école est finie. "J’ai mis en place des groupes de discussion avec les gamins de chaque année et je peux toujours communiquer avec ceux qui ont eu leur diplôme il y a cinq ans. Je leur dis que je veux toujours faire partie de leur vie, de me tenir au courant. J’ai reçu des coups de fil pour des gamins qui avaient réussi à atteindre la NFL. J’en ai aussi reçu pour des gamins inculpés d’un crime et en prison pour dix ans. Il faut accepter la dure réalité: une partie de ces gamins ne va pas prendre le bon chemin." Changer une seule destinée suffit à son bonheur. "J’ai commencé à coacher et enseigner il y a dix-huit ans. Certains gamins ont donc maintenant leur propre famille. Et quand ils me voient, leurs yeux s’allument comme s’ils voyaient leurs propres parents. Ils se rappellent de choses que je leur ai dites dont je ne me souviens pas moi-même mais qui ont eu des effets à long terme sur eux. (Rires.)"

Il n’hésite pas à utiliser les drames locaux comme les réussites pour atteindre ses gamins avec des histoires "qui leur parlent". "Quand on regarde les films sur le football américain, même au niveau lycéen, ces gamins ne peuvent souvent pas s’identifier aux héros car ils ne viennent pas du même environnement, explique-t-il. Pour leur parler, il faut des histoires de gens qui viennent des mêmes structures, des mêmes quartiers, des mêmes programmes. J’ai perdu des gamins à cause de la violence par armes à feu, j’en ai aussi vu commettre des crimes avec des armes à feu... Et ces histoires me permettent de toucher ces gamins. J’espère que le cycle des décès est brisé. Mais si ce n’est pas le cas, je serai là."

Il utilise aussi son sport comme un parallèle. "Par sa nature violente, le football demande beaucoup de discipline pour ne pas finir blessé. Les leçons données par ce jeu aident ces gamins à prendre des décisions dans leur vie. Il faut être assez discipliné pour garder son calme quand quelque chose ne tourne pas dans le bon sens, rationaliser les choses et prendre la meilleure décision possible. Savoir contrôler ses émotions peut faire la différence entre une discussion engagée et quitter cette conversation qu’on ne sait pas gagner pour aller chercher un flingue et tirer. Le football apprend à ces gamins sur l’unité, la discipline et la solidarité." 

"On doit être moins racistes"

Reste une question: les drames autour de ce sport si populaire pourront-ils un jour pousser au changement sur le plan national? "Le problème est tellement plus gros, souffle Natalie Weiner. Un gamin nommé Zaevion Dobson qui jouait au foot a été tué par arme à feu en 2015, à quinze ans. Barack Obama, alors président, avait parlé de lui, ESPN lui avait décerné un prix spécial car il avait protégé deux filles en leur servant de bouclier. Cette histoire avait beaucoup fait parler mais comme on peut le voir, ça n’a rien changé. C’est vraiment un problème enraciné, systémique, sans solution claire. Le mouvement Black Lives Matter a fait progresser la prise de conscience sur les violences policières. Mais des gens meurent toujours sous les balles de la police dans ces endroits. Il va falloir progresser pas à pas avant d’éventuellement, on l’espère, voir du changement."

Et de poursuivre: "Nous sommes à un point où les fusillades de masse obtiennent la majorité de la couverture médiatique. Mais elles ne représentent que 4% des morts par armes à feu aux Etats-Unis. Le vrai problème, c’est la violence de tous les jours dans ces communautés. Et le suicide. Ce sont les choses qui représentent le plus de morts par armes à feu. Il faudrait remettre l’attention sur ça. Le football est juste un moyen d’attraper cette attention. On doit continuer à repenser notre approche. On doit examiner une partie des problèmes profonds de notre société, dont la plupart sont basés sur la couleur de la peau. On doit être moins racistes, tout simplement. Et la façon pragmatique de le faire consiste à évoquer ces histoires." Coach Battle, dont "trente-quatre gamins passés par (s)es programmes étaient dans des effectifs universitaires la saison dernière", ne sera sans doute jamais dans la lumière médiatique pour les exploits de ses équipes. Ce n’est pas ce qu’il cherche. Ce héros du quotidien le mériterait pourtant tellement. 

Alexandre HERBINET (@LexaB)