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Natation: "Pour lui, le sport n’est pas une finalité", les confidences du préparateur mental de Léon Marchand

C'est l'autre aspect, moins visible, de la préparation de Léon Marchand. Il y a ce que le nageur français fait dans l'eau... mais aussi ce qu'il fait en dehors des bassins pour réussir ses objectifs. Thomas Sammut, son préparateur mental, s’est confié à RMC Sport sur le travail qu’il effectue avec le prodige français depuis 2020.

Thomas Sammut, qu’est-ce qui marque particulièrement chez Léon Marchand ?

Ce qui marque tout de suite chez Léon par rapport aux autres sportifs que j'ai encadrés ou que je continue à encadrer, c'est sa maturité. Il m'a contacté quand il devait avoir 18 ans. D'habitude je ne travaille pas aussi tôt avec des sportifs, j'aime bien qu’ils aient un peu plus d'expérience. Et en même temps, il avait déjà connu l'échec et ça, ça me plaisait parce que je pars du principe que l'échec fait partie intégrante de la réussite. Et comme il avait déjà vécu ça et qu'il voulait s'en sortir, il était au point A et il voulait aller au point B... mais il ne savait pas forcément comment arriver au point B. Mais déjà, on sentait chez lui cette volonté d'avoir une approche différente de celle qu'il avait. C'est pour ça qu’on a commencé à travailler ensemble. Et j'étais bluffé quand même par sa maturité.

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Oui, parce que là on parle d'un nageur qui n’a que 21 ans...

C'est un peu symbolique du système français. Nos sportifs en France ont besoin d'expérimenter des situations, ont besoin de vivre des récits et des échecs pour commencer à avoir une vision globale du haut niveau. Et ça se fait de manière empirique. Et c'est pour ça que c'est hyper important d'accompagner tous ces sportifs.

Comment travaillez-vous ensemble cette attente sur lui, avec notamment à l'horizon les Jeux olympiques en France ?

Ce n'était pas notre priorité jusque-là. La priorité, c'était qu'il comprenne de plus en plus les qualités intrinsèques qu'il avait. Toutes les capacités qu'il avait en lui. Ma priorité vis-à-vis de Léon, c'était non seulement qu'il s'en rende compte, mais qu’il le renforce. Petit à petit d’aller chercher des réserves insoupçonnées. Et la deuxième partie qui va être vraiment hyper importante, c'est toutes les attentes placées en lui. Que ce soit au niveau des médias, au niveau national. Avec Léon, s'il n’y a pas des objectifs ambitieux, ça ne le motive que modérément. Et on veut avoir vraiment des objectifs ambitieux. Remporter trois ou quatre médailles dans une même édition des Jeux, je ne sais même pas si ça a déjà été réalisé par un sportif français. C'est un objectif à sa mesure, semé d’embûches et c'est ce qu'on aime.

Concrètement, vous travaillez comment ?

On ne s’est jamais imposé un rythme. C'est en fonction de lui. À partir du moment où il a digéré les informations qu'on a envie de traiter tous les deux, il me rappelle et on met un "step" supplémentaire en place. On échange un peu plus souvent à l'approche ou pendant les courses. Mais pas parce qu’il est dépendant de moi, mais parce qu'on on met en place des choses assez précises, pour que ça soit bien clair dans sa tête. Et il se nourrit de retours. Il a besoin en fait, que ce soit avec son entraîneur ou avec moi, de retours pour que lui réfléchisse sur la suite. Je ne suis pas son doudou, ce n'est pas de la dépendance au contraire. Nous on travaille sur une chose essentielle: l'autonomie. Parce qu’il va se retrouver seul face à lui-même aux Jeux olympiques. Il n’y aura pas son entraîneur à ses côtés, ni moi, ni qui que ce soit. C'est pour ça qu'on travaille vraiment pour qu'il se connaisse le plus possible pour qu’ils puissent, une fois qu'il est face à lui-même, répondre aux enjeux de la meilleure des manières.

Qui est Léon Marchand, la nouvelle star de la natation ?
Qui est Léon Marchand, la nouvelle star de la natation ?
16:30

Ça passe par quoi ? Se construire une routine dans la compétition ?

Le travail de routine, c'est la finalité. Le travail de construction, c'est un renforcement de son identité. Quand on a commencé à échanger ensemble avec Léon, il avait une connaissance de lui qui était très sommaire. C'est quelqu'un de très, très intelligent, mais l'éducation ne nous pousse pas à davantage nous connaître. À aucun moment on a des cours sur l'apprentissage de soi, de qui je suis. A aucun moment on ne se pose la question. Notre conditionnement est plus orienté vers du résultat, toujours plus de résultats. A l'école par exemple si j'ai un 13, c'est bien mais il faudrait faire mieux donc obtenir 14, etc… On se rend compte qu'effectivement dans le sport, c'est exactement la même chose et évidemment dans le milieu d'entreprise c'est toujours la même chose. On a tendance à se valoriser en fonction d'un résultat. Et évidemment Léon était comme ça quand il a gagné sa première médaille internationale quand il avait 17 ou 18 ans au championnat du monde junior. Une fois qu'il a eu sa médaille, c'est un peu tout le monde qu’il avait construit auparavant qui s'est effondré.

Avant il y avait de l'insouciance. Il nageait, il se régalait, il n’y avait pas de plan sur la comète, pas de projection. C'était souvent de l’instant présent. À partir du moment où il a gagné sa première médaille, il a dit "oh là… maintenant ça ne rigole plus. On m'attend, il ne faut pas que je déçoive. Et si je ne réussissais plus à progresser ?" C'est complètement humain, ça fait partie de notre apprentissage et ça fait partie de la vie. Le souci de notre éducation ou même dans le sport en général, c'est qu'on occulte un peu toutes ces questions. Comme si l'idéal de l'Homme aujourd'hui, ou le sportif de haut niveau, c'était d'en faire un robot. Les robots il n’y a pas de problème, ça tient la route et ça ne nous casse pas les pieds avec des émotions, avec des humeurs. Maintenant, voilà ce qui fait la beauté du sport ou de la vie, c'est qu'on est des humains, avec justement nos humeurs et nos émotions. Et pour davantage les cerner, les comprendre, il y a tout un travail en amont à faire sur soi. C’est ce qu’a fait Léon et aujourd'hui, il a une meilleure bien meilleure perception qu'il n'avait de lui à l'époque. Il se voyait plutôt au travers de prétendus défauts. Son physique etc… Donc il se voyait moins fort que le gratin mondial. On a tendance à idéaliser ceux qui gagnent en se disant "eux ils ont un truc, moi je ne l’ai pas". Il gravitait autour de ces fausses perceptions de lui. Tout ça a volé en éclats. Il s'est rendu compte qu'en fait, un de ces atouts c'était justement son physique et que ce n'était pas une tare, même si il fait peut-être 10 cm et 10kg de moins que les autres. Il s'est découvert au travers vraiment de ses atouts, de ses caractéristiques pour se construire l'identité qu'il avait vraiment envie d'incarner. Il se sert du sport pour se découvrir. Le sport pour lui ce n'est pas une finalité. Ce n’est pas "je vais avoir une médaille donc je vais me considérer comme quelqu'un de bien". Je trace mon propre chemin et je vois jusqu'où ce chemin me mène. Ce sera ça ma réussite et c'est toute la différence et le piège du haut niveau. Attendre de la médaille une transformation de la perception qu'on a vis-à-vis de soi.

Ça semble assez simple et tout semble glisser sur lui. Est-ce que son entourage familial compte aussi dans sa façon de voir les choses ?

Je considère que ça fait partie intégrante de sa réussite du moment. On échange quand même régulièrement avec Céline, sa maman, et ce qui me rassure, c'est que ses parents ont la même vision que la mienne. Non pas qu'elle soit la meilleure, mais c'est ma façon d'accompagner les sportifs de haut niveau. Je considère que ce qui est le plus important, c'est l’épanouissement personnel des sportifs de haut niveau et aujourd'hui on se rend compte que c'est vraiment d'actualité. Avec tous ces sportifs qui malgré eux subissent trop la pression et c'est bien qu’ils commencent à en parler. Pour Léon, la natation ce n'est pas toute sa vie. Ça fait partie de sa vie, mais ce n'est pas toute sa vie. Il gère son équilibre interne entre l'épanouissement qu'il a au travers de ses études, l'épanouissement intellectuel, l'épanouissement physique au travers de la natation, l'épanouissement également amical et familial, etc… C’est une harmonie en fait, avec tous ces facteurs. Et s' il y a un facteur qui prédomine, ça crée un déséquilibre. Et ça, pour le sportif de haut niveau ce n’est pas bon. On compare souvent, voire tout le temps Léon avec Michael Phelps. Pour nous aussi c'est n’est pas forcément un modèle, c’est aussi un contre modèle. On ne veut pas devenir un nouveau Michael Phelps, gagner des médailles et quand il met un terme à sa première partie carrière, sombrer dans l'alcoolisme, la drogue. Elle se situe où la réussite ? Peut-être sur le plan sportif, mais à quel prix ? Moi ça ne m'intéresse pas que Léon gagne 20 médailles d'or au JO et qu’une fois qu'il met un terme à sa carrière, il parte en dépression. J'aurais l'impression d'avoir mal fait mon travail. Michael Phelps c'est plutôt un signal pour nous dire que si on veut en faire trop ou mal ou pas adapté à Léon, voilà ce qui nous attend.

Finalement, c'est cette comparaison-là, c'est un double phare ? Car même Bob Bowman l’utilise cette comparaison à l'entraînement, par exemple quand il lui lance des défis sur des chronos qu'il réalisait. Il ne l'évite pas cette comparaison...

Il y a une grande complicité entre Léon et Bob. Léon il va se retrouver seul face à lui-même sur les finales internationales. Et ce qu'on met en place justement avec l'entraîneur, c'est qu’il n’y ait pas une hiérarchie comme il y a quelques décennies où il y avait l'entraîneur qui était un peu omniscient, omnipotent, et le sportif. Comme à l'école il y a le professeur et les élèves. Ce que l’on met en place avec Léon c’est qu’ils soient sur le même pied d'égalité. Ce n’est pas être forte tête par rapport à Bob, mais c'est simplement que Léon ne suive pas aveuglément ce qu'un entraîneur veut lui dire. Souvent les entraîneurs en veulent toujours plus. C’est souvent le problème qui peut mener au burn out. Je ne suis pas partisan de moins en faire, je suis partisan d'en faire de manière plus intelligente. Léon il est aussi dans cette dynamique-là. Donc c'est lui, conjointement avec Bob qui vit l'entraînement à sa manière. Qui se l'approprie à sa manière. Et ça fait toute la différence. Justement pour ne pas tomber dans la surenchère du "too much".

Et encore une fois, à 21 ans seulement…

Ce qui me bluffe le plus c’est sa maturité. Les discussions que l’on a sont toujours hyper efficaces. On se challenge et dès qu'il sent que le challenge peut être intéressant pour lui, il y va. A partir du moment où il voit l'intérêt pour lui de le faire, il le met en place. Que ça marche ou que ça ne marche pas. C’est ça qui est génial parce qu'il n’a plus peur maintenant de l'échec. J'imagine qu’il connaîtra à nouveau l'échec, mais moi ça ne me fait absolument pas peur. Ça fait partie de la vie et il le sait. On ne fait pas du sport par peur de retomber dans l'échec. Au contraire, lui c'est plus expérimenter des choses, la curiosité de voir comment son corps réagit. De mettre en place des choses spécifiques à lui sur toutes l'énergie qu’il peut avoir quand il maîtrise davantage les émotions. Ça le fait kiffer parce qu'il se découvre en fait.

Comme par exemple quand il sait que le 200 brasse et le 200 papillon, ce n’est pas vraiment compatible sur le programme, en tout cas sur le papier, mais que ça peut être un beau challenge aux JO ? On sent que le challenge est important pour lui…

Oui clairement. Sans challenge il s’embêterait… Et si Léon s'embête, il n’y a pas de juste mesure avec lui. Soit il est attiré par un défi qui le transcende et il va tout faire pour sortir le meilleur de lui. Soit ça ne le motive pas et il n’y aura pas de surprise, il n’y aura pas de magie.

Concrètement, comment vous travailler sur l’attente, la pression des Jeux à la maison ?

On peut toujours anticiper en se disant il va se passer ça ou ça… Mais en fait, même à la dernière seconde tout peut s’effondrer. Depuis trois mois on commence à en parler. J’avais besoin de voir qu'il était en train de valider une année qui était fantastique l'an dernier. Je l'ai vu évoluer cette saison depuis le mois de septembre, depuis qu'il est rentré aux États-Unis. Il est vraiment je trouve dans le schéma dans lequel il souhaitait être. Donc on a commencé à parler justement de son retour en France pour qu'il anticipe. Je pense qu'il ne se rend pas compte de l'effervescence qu'il va y avoir autour de lui. Parce qu’il est un peu préservé aux États-Unis. Mais le piège, c'est de rester trop préservé aux États-Unis et de revenir juste un peu avant les Jeux et se rendre compte qu’il y a le phénomène Léon qui débarque. Et comme tous les médias ont été sevrés de Léon de par la distance géographique, ils lui tombent dessus d'un coup. Donc ça fait trois mois qu’on en parle et qu'on répète un peu les gammes. Répéter en fait tout le travail qu'il a fait sur le poids du regard des autres. On ne s’en rend pas compte, mais c’est quelque chose qui peut être très inhibant pour les sportifs de haut niveau, comme n’importe qui. Et puis surtout continuer à marteler le fait qu’il est là pour lui, c'est sa carrière, il la mène comme il le souhaite. Il n'a pas à prouver quoi que ce soit en ramenant des médailles. Même si beaucoup de personnes vont être dans l'attente de le voir briller. Mais ça, ce sont des attentes qui ne dépendent pas de lui. Ce sont des attentes incontrôlables.

Vu de l’extérieur, tout a l’air simple et les choses sont au bon endroit au bon moment… Tout parait assez simple pour lui.

Depuis peut-être deux ans, il traverse une période de sa vie plutôt agréable. Il s'éclate aux États-Unis, les États-Unis lui ont fait un bien fou, pas forcément en s'entraînant avec Bob Bowman même si Bob l’a beaucoup fait progresser techniquement. Mais parce qu’il nage avec les meilleurs du monde. Il s'est rendu compte une fois sur place de son véritable potentiel. Ça lui a fait un bien fou. Il s’est dit, "dans l'eau, dans les grosses séries à l’entraînement je suis meilleur qu'eux". Donc évidemment après dans la tête c’était beaucoup plus facile pour lui en fait de franchir un cap. Après c'est aussi lui qui rend les choses faciles. Tous les deux Léon et moi, on souhaite que ce soit lui qui soit davantage à l'initiative des choses. À quel moment les études vont prendre un peu le dessus parce que c'est le moment ? A quel moment il va donner la priorité à la natation ? À quel moment ça va être un peu plus facile, sortir un peu avec les amis etc... Il gère ça de la meilleure des manières et en plus il s'éclate dans ses études. Il ne se met pas dans le rouge tout le temps aux entraînements et ça c'est hyper important ! Si il se mettait dans le rouge dès 20 ans aux entraînements, là on aura un gros problème ensuite pour la projection du plan de carrière. Si il est dans le rouge à 20 ans, comment voulez-vous qu'il progresse dans les années à venir ? Il n’est pas du tout sur la défensive. Mais à certains moments, allez on y va… On se prend trois semaines-un mois et on pousse la machine, on pousse ses limites. Et après, on jauge. Ce n’est pas tout le temps à bloc. C'est lui qui garde le contrôle de sa carrière. C'est sa carrière. Et comme il est très mature, ça le renforce. C'est lui le boss. Ce n’est pas l'entraîneur, ce n'est pas moi, ce n'est personne d'autre que lui. Et ça il l’a bien compris. Et personne d'autre que lui, lui dira ce qu’il faut qu’il fasse. C'est lui qui décide, c'est lui qui a le dernier mot à la fin. Je le pousse vraiment à ce qu’il puisse se faire confiance de ce côté-là, quels que soient ses choix. Ce qui importe, c'est qu’il aille au bout de ses choix.

Surtout dans son groupe d’entraînement ultra relevé où le risque peut être de vouloir toujours être devant… Quitte à y laisser des plumes ?

Il faut être intelligent en fait. Et justement, c'est cette force-là de se dire, à quel moment je trouve opportun d'y aller, à quel moment j'accumule un peu les longueurs parce que mon corps en a besoin, quitte à ce que je ne sois pas le premier. Ce n’est pas la peur qui prédomine chez Léon. Si il se fait battre par tel ou tel nageur aux entraînements, ce n’est pas grave parce qu'il a choisi. Il a choisi que là à ce moment-là, si il se fait battre ce n’est pas grave. C’est quelqu'un de profondément intelligent, il a plein d'intelligence en lui et on développe tout ça. Pour que ça soit son intelligence qui prédomine et non pas la peur de mal faire ou la peur de ne plus être premier à chaque fois. On veut avoir un plan de carrière. Peut-être qu'il va nager jusqu'à 30 ans, peut-être plus, peut-être moins. Mais voilà, c'est le plan de carrière qui m'intéresse.

Il se projette déjà sur ça ?

Tant qu'il apprend des choses sur lui, que ça l'amuse aussi d'apprendre des choses sur lui, de progresser il continuera. Si demain il n'apprend plus, il deviendra un nageur un peu plus modeste. Il a un besoin fondamental d'apprendre. Donc on met des choses en place pour satisfaire son besoin. Apprendre, se connaître davantage, ça ce sont des trucs qui le transcendent. Donc si encore pendant dix ans il apprend des choses sur lui, je pense qu'il va continuer à nager. Après s’il a fait le tour dans trois ou quatre ans il pourra mettre un terme à sa carrière sans aucun problème. Il pourra tourner la page et il aura d'autres projets.

Propos recueillis par Julien Richard