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La Hongrois Anna Rudolf, l'une des streameuses stars du monde des échecs

La Hongrois Anna Rudolf, l'une des streameuses stars du monde des échecs - DR/Anna Rudolf

Echecs: Streaming, les nouvelles reines du Jeu de la Dame

Un confinement, un tournoi entre stars du jeu vidéo, une série Netflix qui cartonne: les échecs ont profité des derniers mois pour connaître un boom fabuleux. Avec en première ligne le jeu sur internet et le streaming sur la plateforme Twitch. RMC Sport est parti à la rencontre des stars féminines figures de proue d’une révolution qui doit aussi changer les mentalités d’un milieu où les femmes sont trop souvent mises à l'index.

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Chez elle, en Suède, elle fait partie du top 10 des meilleures joueuses en activité. Mais Anna Cramling n’a jamais pris le meilleur sur ses parents. "J’ai fait un nul contre mon père, lance-t-elle dans un éclat de rire. J’ai battu ma mère quelques fois quand j’étais petite mais elle me laissait juste gagner pour prendre de la confiance." Pas facile de s’imposer aux échecs quand papa Juan Manuel Bellon Lopez et maman Pia Cramling sont tous les deux des "grands maîtres internationaux", plus haut titre attribué (à vie, comme les autres) par la Fédération internationale selon son classement. Mais ses parents ne pourront pas la concurrencer sur une chose: la popularité.

A dix-neuf ans, Anna Cramling est une des streameuses spécialisées échecs qui ont enflammé la toile ces derniers mois. Sur sa chaîne Twitch, plateforme de streaming pour les jeux vidéo qui annonce plus de trente millions de visiteurs par jour, la jeune femme compte plus de 139.000 "suiveurs". Autant de gens prêts à se brancher, parfois depuis leur lieu de travail, pour l’observer déplacer ses pièces et commenter ses parties. Ou encore tenter de préparer une pizza maison, comme elle l’a fait ces derniers jours, ou se teindre en blond à la suite d'un pari raté. Si vous ne connaissez pas Anna Cramling, les sœurs Alexandra et Andrea Botez, Anna Rudolf ou Qiyu "Nemo" Zhou, vous êtes passé à côté d’un phénomène qui dépoussière un jeu ancestral aux plus de 600 millions de pratiquants revendiqués, les échecs, avec le streaming en première ligne de cette révolution.

En 2019, 2370 personnes en moyenne regardaient du contenu échecs à n’importe quel moment sur Twitch, pour un total d’heures consommées à 20,7 millions. L’année 2020 a tout bouleversé. Moyenne? 8410 spectateurs. Consommation annuelle? 73,8 millions d’heures. Des augmentations de 254 et 255%. 2021 va confirmer la tendance: le public échecs a déjà regardé trois millions d’heures de plus (les deux autres chiffres augmentent aussi, avec un pic à 370.111 spectateurs). De quoi entrer dans le top 20 des jeux les plus consommés sur la plateforme après avoir été… 338e en juillet 2016.

>> Des revenus à six chiffres pour du streaming: Les soeurs Botez, phénomène des échecs en ligne

Anna Cramling (à gauche) et sa mère Pia Cramling lors d'une session de streaming sur Twitch
Anna Cramling (à gauche) et sa mère Pia Cramling lors d'une session de streaming sur Twitch © DR/Anna Cramling Twitch

Un mouvement initié façon astres qui s’alignent. La pandémie de Covid-19, d’abord, avec des millions de personnes à la recherche de nouveaux contenus pour se divertir à la maison. Avantage sur d’autres sports: les échecs pouvaient continuer en ligne. "Beaucoup de joueurs et joueuses se sont mis à streamer, à commencer par moi-même, car ils avaient du temps, explique Nemo (surnom tiré de sa passion pour les poissons et les aquariums dans sa jeunesse passée en partie en France, à Antibes, où elle a commencé les échecs), Canadienne de vingt-et-un ans née en Chine qui compte 262.000 ‘suiveurs’ sur sa chaîne Twitch lancée en juin 2020. Et beaucoup de gens se sont mis à jouer car c’est un jeu très accessible."

Lors des deux premiers mois de la pandémie, le nombre de nouveaux membres quotidiens du site chess.com, principale plateforme pour jouer en ligne qui a signé un partenariat avec Twitch en 2017, a doublé. La tendance ne faisait que commencer. "Les échecs ont vraiment explosé deux mois après le début de la pandémie, observe Alexandra Botez, autre Canadienne qui gère avec sa petite sœur Andrea (vingt-cinq et dix-neuf ans) la plus grosse chaîne Twitch pour des joueuses avec 830.000 'suiveurs' contre… 60.000 en janvier 2020 (elle avait commencé en 2016 avant de s’y consacrer à plein temps en 2019). Un des plus gros streamers de jeux vidéo, xQc, s’est mis à jouer aux échecs. C’est une de ces personnes qui font les tendances et d’autres ont suivi. Le 'grand maître international' Hikaru Nakamura, un des meilleurs joueurs au monde et le plus gros streamer pour les échecs sur Twitch, s’est mis à faire des collaborations avec lui et d’autres streamers importants."

Des parties où le meilleur joueur au monde en blitz (format le plus rapide) et dix-huitième en standard relève des challenges les yeux bandés ou avec des pièces en moins, à commencer par la si importante reine, et réintroduit du cool sur l'échiquier. "Ensuite, une communauté Reddit très active, LiveStreamFail, s’est mise à poster sur les échecs pendant un mois, poursuit Alexandra Botez. Et chess.com et Hikaru ont décidé de travailler sur le tournoi PogChamps, sorte de 'Joue aux échecs avec les stars'." Une compétition entre gros streamers de jeux vidéo hyper attractive pour le public. "Les joueurs qui participent ne sont pas forts, détaille Anna-Maja Kazarian, joueuse néerlandaise de vingt-et-un ans à 17.000 'suiveurs' sur a chaîne Twitch lancée en février 2020, donc c’est beaucoup plus simple à suivre pour le public que les échecs de très haut niveau, où même moi je me demande parfois ce qui se passe."

Des joueurs débutants mais suivis par des millions de personnes. Qui vont pouvoir assister à leur évolution: un mois avant la compétition, des sessions de coaching débutent avec des streamers et streameuses échecs. Le public accroche. Organisée en juin 2020, la première édition réunit quatre fois plus de spectateurs que dans les estimations de chess.com. "C’était la première fois que l’audience du gaming rejoignait la communauté des échecs", constate Anna Cramling, qui a débuté le streaming en janvier 2020. Passé de 2,6 millions en mars 2020 à 8 millions en mai, le nombre d’heures d’échecs consommées sur Twitch bondit à 12,6 millions en juin.

Deux autres éditions suivront, en août-septembre 2020 puis en février 2021, la dernière remportée par le Français "Sardoche" (coaché par Nemo et le Français Kevin Bordi), avec des effets similaires. "Il y avait plus de spectateurs pour la troisième édition que pour le championnat du monde traditionnel entre Magnus Carlsen et Fabiano Caruana en 2018", explique Anna Rudolf, joueuse-commentatrice hongroise de trente-trois ans à 250.000 ‘suiveurs’ sur sa chaîne Twitch lancée il y a trois ans (elle s’en occupe à temps plein depuis un an et quelques mois) alors qu’elle en comptait 17.000 en mars 2020.

Ces événements grand public, où Alexandra Botez, Anna Rudolf, Nemo et Anna Cramling ont toutes coaché (et parfois commenté), ont aussi crée un débat. Sur Twitter, le "grand maître international" russe Ian Nepomniachtchi – récent vainqueur du tournoi des candidats et donc challenger du champion du monde norvégien Magnus Carlsen en fin d’année – évoquait en février "un tournoi popcorn" qui "remplace le vrai contenu échecs" et voyait cela comme "terrifiant". Le garçon, qui a un nuancé son discours depuis, avait pourtant coaché… la gagnante de PogChamps 2! "Il a sa propre chaîne et fait du streaming, précise Anna Rudolf. Malgré ça, il pense que seules les parties parfaites entre grands maîtres devraient être regardées. C’est tellement faux… Personne ne peut bien comprendre ce genre de parties qui sont loin du niveau de compétence moyen des spectateurs. PogChamps montre combien les échecs peuvent être excitants et compétitifs même avec des débutants."

L'opposition semble plutôt un complément. "Il y a plus d'audience possible avec des grosses personnalités et un rythme plus élevé que pour les échecs traditionnels mais ça peut aussi ruisseler, se nourrir l’un de l’autre", estime Alexandra Botez. Après l’explosion PogChamps, le boom retombe. Un autre événement va le raviver. Cette fois, on sort du monde du gaming pour pénétrer la pop culture. Le 23 octobre 2020, Netflix met en ligne la série The Queen’s Gambit (Le Jeu de la Dame en version française). Vingt-huit jours plus tard, 62 millions de foyers ont déjà regardé l’histoire – fictionnelle – de Beth Harmon. Dix jours après la sortie, eBay annonce 273% d’augmentation dans les recherches de ventes d’échiquiers, en rupture de stock dans certains pays. Entre novembre et décembre 2020, la société américaine Goliath Games en écoule… 1100% de plus que l’année précédente! Sur Twitch, le 4,2 millions d’heures échecs consommées en octobre se transforment en 8 millions en novembre, 12,1 en décembre, 18,3 en janvier et 22 en février (mois porté par PogChamps 3).

Le jour de la sortie de la série, 35.000 nouveaux membres s’inscrivent sur chess.com. Une semaine après, le chiffre monte à 65.000 sur une journée. Un mois plus tard, on dépasse les 125.000 quotidiens pour un total de 2,8 millions en novembre et 3,9 en décembre (environ un million les mois précédents). Le nombre de parties jouées quotidiennement sur le site, où près de la moitié des 65 millions de membres sont arrivés ces six derniers mois, passe de 6 à 11 millions sur la même période. "Le site est tombé en panne quelques jours après le boom de la série car il y avait trop de monde", se souvient Anna Rudolf. Souvent vus comme "des intellos bizarres" (Andrea Botez) dans leur jeunesse, ce qui poussait la jeune Canadienne à prétendre à ses camarades de classe qu’elle allait "à une compétition de danse" quand elle partait pour un tournoi, les joueurs et joueuses d’échecs deviennent tendance. "Le monde comprenait enfin ce truc qui nous passionne mais avec lequel on se sentait un peu comme des étrangers", sourit la cadette des sœurs Botez.

Anna Rudolf lors d'une session de streaming sur Twitch
Anna Rudolf lors d'une session de streaming sur Twitch © DR/Anna Rudolf Twitch
Anna Rudolf
Anna Rudolf © DR/Anna Rudolf

Il y a une vague de popularité à surfer. Et la communauté ne va pas se gêner, à l’image des "bots" (robots informatiques reproduisant le niveau de jeu d’une personnalité) de Beth Harmon à différents âges contre lesquels on peut se mesurer sur chess.com – Nemo, les sœurs Botez, Anna Rudolf et Anna Cramling ont désormais leurs propres bots, gage de leur popularité – ou des contenus proposés par les streamers. "Tous les créateurs ont utilisé des éléments de la série pour des vidéos, apprécie Alexandra Botez. Dans les publicités Facebook de sociétés liées aux échecs, il y avait des messages comme: 'Faites de votre enfant le prochain Beth Harmon' avec une photo d’un gamin dans la même pose qu’elle. Les joueurs d’échecs ne sont pas les meilleurs sur les réseaux sociaux mais ils sont plutôt intelligents et ils ont été capables d’en tirer avantage sur le plan marketing."

Dans les chats, tous les streamers – unanimes sur la qualité du show et notamment des scènes sur les échecs – voient pendant des semaines un afflux de nouveaux spectateurs qui annoncent être là "grâce à la série". Un public qui découvre comme celui de PogChamps des formats, échecs rapides ou en blitz, très joués sur la toile et ultra adaptés à Twitch et à une consommation moderne qui rend difficile l’attention sur une partie de plusieurs heures. "Avec le blitz, vous avez l’adrénaline qu’on peut connaître dans des jeux vidéo, pointe Anna Cramling. C’est le jeu parfait à streamer." "Tu ne t’ennuies pas en attendant les mouvements, complète Anna Rudolf. Il y a aussi plus d’erreurs car moins de temps pour réfléchir. Le futur de ce jeu va prendre cette direction. Ça le rend populaire et accessible."

Le boom lié au Jeu de la Dame a profité à tout le monde, les hommes comme Hikaru Nakamura (premier à dépasser le million de ‘suiveurs’ sur Twitch), GothamChess (Levy Rozman) ou la chaîne française Blitzstream (Kevin Bordi), mais aussi les femmes. Pour qui la symbolique est renforcée par une série qui a fait de sa star une héroïne. Comme une revanche sur un milieu où le sexisme, minimisé par les créateurs du show pour ne pas en faire un point central de leur scénario et mettre le focus sur les succès du personnage, a toujours été omniprésent. Alexandra Botez, qui a raconté avoir été "la proie" (on parle harcèlement sexuel) d’un joueur dans la vingtaine lorsqu’elle avait quatorze ans, en sourit: "J’ai trouvé plusieurs scènes marrantes, par exemple quand elle bat un homme et qu’il la félicite. Dans la réalité, ils ne te regarderaient même pas et ils partiraient. Ou quand elle flirte avec son coach et qu’il lui dit: 'Je vais t’apprendre mais on ne peut pas coucher ensemble'. C’est hilarant car il y en a tellement qui essaient de coucher avec la ou les rares joueuses du tournoi… Il y a aussi le fait qu’elle puisse jouer certains tournois alors que beaucoup de femmes en étaient écartées dans le passé."

Essentialisation misogyne

La Canadienne se souvient avoir souvent entendu des commentaires du style: "Tu joues une fille, c’est une victoire facile". Bobby Fischer, prodige américain qui avait enflammé la popularité des échecs avec son titre mondial dans les années 70, avait à une époque estimé les femmes "stupides comparées aux hommes" et jouant "comme des débutants". Garry Kasparov, autre illustre ancien champion du monde, avait tenu un discours similaire, évoquant "une réponse probablement dans les gênes" (il a depuis reconnu avoir dit une bêtise). D’autres cadors du jeu ont nourri cette essentialisation misogyne. Et pas seulement loin dans le passé. L’Anglais Nigel Short, vice-président de la Fédération internationale (FIDE), expliquait en 2015 que les femmes étaient "câblées" pour être plus mauvaises que les hommes. Fin 2020, c’est la Slovaque Eva Repkova, "grand maître international féminin" (il y a un titre mixte et un pour les femmes, atteint à un niveau inférieur) et surtout responsable de la commission des échecs féminins à la FIDE, qui avançait que les femmes étaient "naturellement" plus faites pour "la musique ou s’occuper des fleurs" que pour les échecs!

Si la bienveillance de leurs amis a épargné certaines, toutes nos témoins ont expérimenté ce sexisme à plus ou moins grande échelle. "Quand je battais un garçon, il se mettait parfois à pleurer et tous ses amis se moquaient de lui en lui disant: 'Tu n’as pas le droit de perdre contre une fille!'", se souvient Anna Cramling. Andrea Botez évoque "des coups de pied sous la table" (!) et des attitudes détestables: "Quand vous êtes une adolescente en compétition contre des garçons, ils sont toujours très arrogants. Ils s’affalent sur le dossier du siège, ils lèvent les bras comme s’ils baillaient, ils se lèvent et vont se balader après avoir chaque mouvement. Et quand tu fais le mouvement gagnant, ils s’assoient enfin pour se concentrer. Ils ne veulent même pas te regarder dans les yeux quand ils te serrent la main."

Andrea et Alexandra Botez, les soeurs canadiennes qui gèrent la plus grosse chaîne Twitch pour des joueuses d'échecs
Andrea et Alexandra Botez, les soeurs canadiennes qui gèrent la plus grosse chaîne Twitch pour des joueuses d'échecs © DR/Alexandra Botez
Les soeurs Alexandra et Andrea Botez lors d'une session de streaming avec le champion du monde d'échecs Magnus Carlsen
Les soeurs Alexandra et Andrea Botez lors d'une session de streaming avec le champion du monde d'échecs Magnus Carlsen © DR/BotezLive Twitch

Anna Rudolf raconte un tournoi en France, à Vandoeuvre, en 2007, où elle était en tête avant la dernière partie. Problème? Trois hommes l’accusent de tricher avec un appareil électronique caché dans… son baume à lèvres! Le juge-arbitre viendra prendre son sac pour l’inspecter avant sa dernière partie, où son adversaire (l’un des accusateurs) refuse de lui serrer la main et lui reproche de "ne pas jouer de façon loyale". Sous pression, elle s’incline: "J’ai quitté le tournoi en pleurant pas à cause du résultat mais de ce qu’ils m’avaient fait. Pour eux, être une fille de vingt ans et pas un garçon prodige de douze ans voulait dire qu’il était impossible que je joue aussi bien."

Première présidente du club d’échecs de la prestigieuse université de Stanford, Alexandra Botez avait une parade contre cette façon de penser: "Je bottais le cul de tout le monde et ils n’avaient rien à dire". Nemo et d’autres nous confirment combien il est plus jouissif de battre un garçon/homme qui ne les respecte pas. "Beaucoup ne se comportent pas comme ça mais tu veux donner une leçon aux quelques pommes pourries", sourit Andrea Botez. L’époque a changé. Et les joueuses-streameuses en bénéficient. Beaucoup viennent les voir pour suivre une "Beth Harmon dans la vraie vie", commentaire répété à toutes après le succès de la série. Les médias vont dans le même sens et leur accordent de la place avec un parallèle similaire, encore renforcé pour Anna Rudolf, celle qui ressemble le plus au personnage interprêté par Anya Taylor-Joy.

Alexandra Botez, qui s’amuse de cette comparaison un poil irritante car trop répétée, a su jouer de cette imagerie pour obtenir près de 900.000 "likes" sur un tweet avec quatre photos d’elle jouant à différents âges. "La seule femme à qui on peut vraiment comparer Beth Harmon est Judit Polgar, rappelle sa sœur Andrea en référence à la joueuse hongroise devenue en 1991 la plus jeune tous sexes confondus avec le statut de ‘grand maître international’ et qui avait été atteint le huitième rang mondial (meilleur classement pour une femme dans l’histoire) en 2005. Donc quand on lit ça, on se dit qu'on n'est pas du tout à ce niveau. Mais même si ce n’est pas vrai, c’est flatteur." Aucune femme n’a jamais été championne du monde mixte en échecs. Une question de nombre.

"Si plus de filles s'y mettent..."

Selon la FIDE, les femmes représentent environ 15% des licenciés à travers la planète. Mais chez les "grands maîtres internationaux", le ratio descend à un 2%. Dans les compétitions de jeunes, aucune différence de niveau ne se ressent. Mais moins de filles persistent. "Une des raisons est qu’elles veulent traîner avec leurs amies mais ces dernières ne sont pas intéressées par les échecs donc elles se disent qu’elles devraient arrêter aussi", explique Anna-Maja Kazarian. "Elles ont tendance à abandonner plus tôt car c’est plus dans les normes sociétales pour elles de se concentrer sur l’école pendant qu’on laisse les garçons faire des trucs de garçons", analyse Nemo, qui coachait un club 100% féminin avant la pandémie. Grâce à Beth Harmon, les vocations pourraient grandir. "Cette série peut créer un modèle à suivre, même si c’est un personnage de fiction, confirme Anna Rudolf. Ce show fait d’une femme la meilleure joueuse. Si plus de filles s’y mettent et commencent à croire que c’est possible, on pourra voir une femme championne du monde globale."

"Il faut le répéter: une femme peut battre le meilleur joueur masculin, appuie Alessia Santeramo, streameuse italienne de vingt-deux ans à 35.000 ‘suiveurs’ sur sa chaîne Twitch lancée il y a un an et quelques mois. Il y a un autre problème: le fait que la section féminine d’un tournoi soit séparée de la section masculine. C’est un des facteurs les plus limitants. Si tu es déjà championne du monde féminine, il n’y a pas vraiment la motivation pour pousser plus haut, pas d’autre standard à aller chercher. La grande bataille est d’attirer beaucoup de joueuses quand elles sont jeunes mais aussi de les mettre en compétition contre les garçons et qu’elles les battent, qu’elles considèrent ça comme normal. Si tu vas voir un grand championnat, tu ne vois aucune fille. Cela t’envoie le message que les femmes ne sont pas censées être là. Tu n’as pas d’exemple pour te dire: 'Je veux être comme elle'."

Emil Sutovsky, directeur général de la FIDE, n’envisage pas un futur "à l’équilibre" des sexes mais s’attend "à ce que ça change" même si "le voyage prendra du temps". Le Jeu de la Dame, dont le côté glamour peut aider à toucher un public plus âgé, va participer au mouvement. Selon David Llada, responsable marketing à la FIDE, cette dernière a reçu plus de demandes de renseignements de femmes dans les deux semaines après la sortie de la série que sur… les cinq années précédentes. Avant la série, les membres de chess.com se répartissaient en 22% de femmes et 78% d’hommes. Mais dans les deux mois après sa diffusion, les nouveaux membres étaient constitués à 27% de femmes et 73% hommes. "Les filles qui n’osaient pas jouer, car c’est un milieu masculin, se disent désormais qu’elles peuvent le faire", analyse Anna Cramling.

La joueuse canadienne Qiyu "Nemo" Zhou
La joueuse canadienne Qiyu "Nemo" Zhou © DR/Nemo
Qiyu "Nemo" Zhou lors d'une session de streaming
Qiyu "Nemo" Zhou lors d'une session de streaming © DR/akaNemsko Twitch

Un petit pas qui se ressent chez les streameuses, même si leur audience reste très masculine. "Sur YouTube, nous avons doublé notre nombre de femmes abonnées, pointe Alexandra Botez. Nous étions à environ 2,5% et maintenant c’est 5% mais ça reste un énorme progrès. Combien de temps cela va-t-il durer? Si on continue de trouver d’autres dominos à pousser, ça peut continuer. Mais le succès de la série n’est pas suffisant en soi pour un changement pérenne." Avec ses "collègues" de Twitch, communauté qui se soutient en collaborant les unes avec les autres, elles auront leur mot à dire dans cette évolution. Toutes annoncent vouloir faire des choses dans ce sens, à l’image d’une Anna-Maja Kazarian qui a rejoint Chess Queens, "une fondation néerlandaise qui soutient les femmes dans les échecs", ou d’une Alexandra Botez qui raconte avoir fait ces derniers mois "du volontariat pour le US Chess Girls Clubs" et donner "des leçons aux jeunes filles qui (la) contactent".

Au début de la pandémie, les sœurs Botez avaient aussi participé à organiser un tournoi sur Twitch où des joueuses de tous niveaux pouvaient se mesurer à des "grands maîtres internationaux féminins". Et la ligne de merchandising des deux Canadiennes, en préparation, permettra de "donner un pourcentage des ventes à des programmes pour les filles": "Si vous êtes dans une communauté minoritaire et que vous parvenez à avoir du succès, vous devez aux générations suivantes de les aider", lance Alexandra Botez (comme d’autres, les Botez font aussi des choses en faveur d’œuvres de charité comme CARE). Leur légitimité sera un de leurs atouts. Nos témoins ne font partie de la crème de la crème des meilleures joueuses. Mais toutes ont un niveau bien supérieur au joueur lambda.

Toutes ou presque ont remporté des titres nationaux ou internationaux et participé aux Olympiades (compétition par équipes nationales organisée tous les deux ans). Nemo et Anna Rudolf sont toutes deux "grand maître international féminin", le plus haut titre chez les femmes, la première affichant également le rang de "maître FIDE" et le seconde celui de "maître international" (deux statuts mixtes). Alexandra Botez, Anna Cramling et Alessia Santeramo sont chacune "maître FIDE féminin". Anna-Maja Kazarian affiche les titres de "maître international féminin" et "maître FIDE". Nemo, Alexandra Botez et sa sœur Andrea sont les cinquième, huitième et vingtième meilleures joueuses canadiennes en activité dans le format standard (septième, sixième et dixième en blitz), Alessia Santeramo la septième en Italie (sixième en blitz) et Anna Cramling la dixième en Suède (septième en blitz) avec... sa mère Pia en tête de classement. Bref, elles savent de quoi elles parlent.

Sans oublier de saupoudrer le tout de show, essentiel dans le très concurrentiel monde du streaming. "Ce n’est pas le meilleur joueur ou la meilleure joueuse qui a la plus grosse audience, pointe Alessia Santeramo. Il faut savoir divertir les gens. Il n’y a pas de différence entre les hommes et les femmes dans ce milieu. L’’important est ta capacité à réunir une communauté." Souvent victimes de remarques sexistes dans les chats, les streameuses essaient de ne pas y prêter attention et sont aidés par des modérateurs. Mais certains commentaires repoussent comme de mauvaises herbes, situation classique dans le gaming et l’esport où les filles sont victimes de procès en légitimité. La meilleure réponse vient d’un tweet signé Andrea Botez fin février: "Les gens disent toujours: 'Tu fais de l’audience car tu es une belle fille’' Ah oui? Alors jouez contre moi. Je suis meilleure que 99% d’entre vous." Nemo, qui comme d'autres de ses camarades streame également des parties de jeux vidéo, approuve: "Des nouveaux me demandent toujours si je suis vraiment bonne aux échecs. Ils n’acceptent pas de voir des femmes avoir du succès. Ces commentaires me motivent juste à devenir meilleure."

Si elles ne sont pas au sommet de la pyramide compétitive, les streameuses réinventent le métier. "Être un 'grand maître international' ne veut pas dire que vous allez bien vivre de ça, explique Alexandra Botez. Peut-être si vous êtes dans le top 10 mais la plupart ont besoin de donner des cours à côté pour s’en sortir." Pas elle. "Alexandra gagne sans doute le même genre de revenus que les meilleurs professionnels, explique Nick Barton, directeur du développement business chez chess.com. La définition de ce qu’est un professionnel des échecs a changé." La Canadienne, dont la chaîne Twitch a gagné plus de 330.000 "suiveurs" en quatre mois depuis qu’on a entamé le travail pour cet article et compte 55 millions de vues pour ses vidéos, revendique un salaire annuel à six chiffres entre les abonnés payants sur Twitch – "autour de 5000" sur 600.000 "suiveurs" lors de notre interview, avec trois niveaux possibles, de 4,99 à 24,99 euros par mois –, les dons ou encouragements (payants) sur la plateforme, les sponsors, les publicités sur les réseaux sociaux et un salaire de Team Envy (esport).

Pas même classée dans le top 25.000 mondial, Alexandra Botez gagne plus grâce au streaming que la plupart des meilleurs joueurs de la planète en tournois, les revenus du numéro 1 français (et douzième mondial en format standard) Maxime Vachier-Lagrave étant estimés autour de 200.000 euros annuels. De son propre aveu, gagner sa vie en tant que joueuse traditionnelle aurait été "impossible". Mais avec Twitch, les frontières ont bougé. "Je peux subvenir largement à tous mes besoins et économiser pour l’université. Pour quelqu’un de dix-neuf ans, je m’en sors plutôt bien", sourit Andrea Botez, classée au-delà de la 78.000e place mondiale et qui a pris une année sabbatique après son lycée (elle habite avec sa sœur) pour se consacrer au streaming.

A part Anna-Maja Kazarian, la moins suivie et qui profite juste de ces revenus complémentaires pour "mettre de côté", toutes nos témoins annoncent gagner assez pour (bien) vivre grâce au streaming, activité occupée "à plein temps" (Anna Cramling était encore au lycée cette année mais va ensuite prendre une année sabbatique pour s’y consacrer) au rythme de dizaines d’heures par semaine. Avec des avantages et des inconvénients: "En tant que femme, vous pouvez prendre des followers plus vite mais ça ne se transfère pas automatiquement en spectateurs, qui est ce que tu peux monétiser. Mais on gagne souvent plus en pourcentage sur les revenus publicitaires par spectateur car beaucoup de marques cherchent désormais de la diversité."

Ces derniers mois, elles ont aussi pu intégrer le monde de l’esport. Les sœurs Botez ont signé chez Team Envy, Nemo avec CLG, Anna Cramling chez Panda. Idem en France, où la "maître international féminin" Andreea Navrotescu (7.000 "suiveurs" sur Twitch) a rejoint la Team Vitality. Pour Alexandra et Andrea Botez, premières femmes et premiers créateurs de contenu chez Envy, l’idée est par exemple de "diversifier l’éventail de cette organisation en apportant des choses dans le divertissement". Les sœurs canadiennes, qui ne proposent pas que du contenu lié aux échecs même si ça reste leur cœur d’activité, tournent des vidéos pour eux, à l’image d’une récente où elles s’interrogent mutuellement en passant au détecteur de mensonges, et Envy les aide sur plusieurs plans, comme pour organiser un tournoi entre joueurs de Minecraft avec un prizepool de 25.000 dollars, BlockChamps, qui leur a permis de battre en janvier le record de spectateurs en même temps sur un stream consacré aux échecs sur Twitch (depuis battu par PogChamps 3).

Une question se pose: les échecs peuvent-ils devenir un phénomène de l’esport en compétition? "Absolument, estime Anna Rudolf. Ça a commencé avec la Pro Chess League, compétition par équipes organisée par chess.com dont la première finale était un événement sur site. Les joueurs étaient là physiquement mais disputaient leurs parties sur des ordinateurs, avec chaque écran qui se faisait face et des écouteurs pour ne rien entendre autour. Dans un tournoi traditionnel, vous devez rester silencieux. Mais l’atmosphère pour cette finale était à l’opposé et géniale: vous pouviez manger une part de pizza, boire une bière et encourager votre équipe ou vous moquer des autres."

Toutes sont d’accord: les échecs à la sauce traditionnelle ne disparaîtront pas. Mais le jeu en ligne a encore une plus grosse à prendre. Malgré un bémol. "Le problème, c’est qu’il est plus difficile de savoir si les gens trichent, pointe Alessia Santeramo. Mais ce format va continuer de grandir, il est là pour rester, même si c'est sympa d’avoir un adversaire en face et de voir ses réactions." Avec les streameuses stars, dont les audiences moyennes en direct ont explosé (de quelques centaines avant le boom à plus de 8000 pour les Botez), une chose ne manquera pas. La joie. Ces joueuses ont toutes commencé les échecs très tôt, trois et quatre ans pour Nemo et Anna Rudolf par exemple, avant de disputer des compétitions et de finir par se lasser d’un jeu très (trop?) sérieux et chronophage. Le streaming, commencé pour différentes raisons, a fait revenir la notion de plaisir. "Pouvoir parler aux gens en jouant m’a rappelé pourquoi j’aimais ce jeu", constate Andrea Botez.

Alessia Santeramo en pleine concentration lors d'une partie d'échecs
Alessia Santeramo en pleine concentration lors d'une partie d'échecs © DR/Alessia Santeramo
Anna-Maja Kazarian lors d'une session de streaming
Anna-Maja Kazarian lors d'une session de streaming © DR/Anna-Maja Kazarian Twitch

"S’entraîner est aux échecs est une expérience très solitaire, témoigne Anna Rudolf. Vous êtes seule pendant des heures, à vous exercer sur un écran ou un échiquier. Avec le streaming, c’est tout le contraire. Partager votre expérience avec des centaines voire des milliers de spectateurs, c’est beaucoup plus fun." "Je ne suis pas aussi bonne aux échecs qu’avant mais je suis bien plus heureuse, et c’est mille fois plus important, juge Nemo. Je peux organiser mon propre emploi du temps, même s’il y a aussi beaucoup de choses à gérer en coulisses, et j’aime ce sentiment de liberté. Je ne ressens pas le truc comme un travail." "Le streaming peut être compétitif, comme lors des parties entre nous, mais ça ressemble plus à une fête", conclut Alessia Santeramo. Et la suite, alors?

Avec un public plus jeune via Twitch, où ce jeu peut aussi être consommé par "des gens de soixante ans qui ne regarderaient pas un stream de jeu vidéo" (Nemo), les échecs ont recruté pour l’avenir. Mais le boom peut-il s’inscrire dans le temps? Soutenu par beaucoup de grands joueurs comme Hikaru Nakamura, Magnus Carlsen (apparu dans une vidéo avec les sœurs Botez) ou Maxime Vachier-Lagrave (venu plusieurs fois dans les streams de Blitzstream), le mouvement de fond a de quoi perdurer. Avec quelques soubresauts. En mars et avril, les heures de vidéos consacrées aux échecs consommées sur Twitch ont baissé par rapport aux deux mois précédents avec 16,8 et 16,9 millions. Mais on reste bien au-dessus des 2,6 et 3,7 millions de mars et avril 2020. "Les échecs resteront plus populaires qu’avant le boom", prédit Anna Cramling.

Les mois à venir devraient repartir à la hausse entre le tournoi PogChamps 4, dont la date n’est pas encore définie, et le championnat du monde Carlsen-Nepomniachtchi. "Je vois la trajectoire continuer à aller vers le haut mais faire des vagues, estime Alexandra Botez. Des mois où ce sera moins populaire, d’autres où ce le sera de nouveau. Beaucoup de créateurs de contenu s’y intéressent. Nous ne sommes qu’au début de ce que les échecs peuvent devenir. Peut-être que ça n’aura jamais la popularité d’un jeu comme Fortnite mais ça va survivre plus longtemps. Ce jeu n’avait juste pas été modernisé proprement." Sa sœur Andrea donne la marche à suivre: "Nous, les streamers, devons réfléchir et travailler pour maintenir cet intérêt à long terme. Je crois que le streaming va s’intégrer dans la culture populaire. Dans dix ans, on trouvera des streams en direct sur Netflix." Si Anna Cramling bat un jour papa ou maman, il faudra sans doute brancher Twitch pour voir ça.

https://twitter.com/LexaB Alexandre Herbinet Journaliste RMC Sport