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Cordage, couleur, superstition... Entre un joueur de tennis et sa raquette, "une relation unique"

Les joueurs de tennis entretiennent une relation particulière avec leur raquette, outil indispensable à leur réussite qu'il peut leur arriver de maltraiter, mais qu'ils respectent par-dessus tout. La preuve, une fois choisie, ils ne parviennent pas à s'en séparer, pour des raisons de bien-être et de confiance.

Jean-Christophe Verborg ne se lasse pas de raconter cette anecdote avec gourmandise, symbolique de la force des liens qui peuvent unir une raquette à son propriétaire. Le directeur de la compétition de Babolat retrouvait Rafael Nadal sous le soleil des Baléares pour une séance d'essais de raquettes.

"On effectuait des tests sur la forme des manches, on avait mis des bulbes pour voir s’il y avait une meilleure préhension adaptée à la forme de la main. La veille, la personne qui s’occupait des raquettes m'avait prévenu: l'une des raquettes faisait deux millimètres de plus que les autres en longueur, ce qui arrive parfois. En deux ou trois coups de raquette, Nadal a perçu qu'elle était plus longue que la sienne. Il m'appelle et me dit: peux-tu me rendre la mienne?' On parle de deux millimètres..."

Sur un court, où la parole se fait rare, et le silence parfois pesant, dans un sport avec une dimension psychologique aussi prégnante que le tennis, les regards en disent long sur l’ambivalence des sentiments qui existent entre un joueur et sa raquette.

"À la manière dont il la scrute, on a l’impression que la raquette est la confidente du joueur", souligne Jean-Christophe Verborg.

La raquette est une alliée qui peut se muer en traîtresse à l’occasion. Mais si la relation tempétueuse peut de temps à autre dégénérer, l'alchimie est telle que le lien fort qui les relie ne se dément jamais. On n’ira pas jusqu’à dire que le joueur entretient une relation intime avec sa raquette, encore qu’il ne lui manquerait plus que la parole, à en croire certains joueurs. À plus forte raison dans un sport comme le tennis, où les occasions de s’adresser à elle ne manquent pas, le temps de jeu réel ne représentant que 16 à 29% de la durée totale d’un match, d’après une étude de l’ITF.

La raquette est le premier intermédiaire du joueur avec la balle, le prolongement de son bras, le réceptacle de ce qui fait la beauté et la cruauté de ce sport. Elle retranscrit les intentions de son propriétaire. C’est en cela que "leur relation est unique", selon Jean-Christophe Verborg, basée sur un climat de confiance, un équilibre, que le joueur a besoin de maintenir, en ancrant des habitudes et une stabilité qui le rassure dans la conception de son outil de travail, du cadre de la raquette au cordage.

Dans l’histoire du tennis, nombreux sont les joueurs, et pas des moindres, à avoir effectué toute leur carrière avec une seule et même raquette (ndlr, Pete Sampras le regrettera plus tard), quitte à se priver d'innovations technologiques. Elles sont alors parfois cachées derrière une esthétique différente par les marques, à des fins marketing, dans le but de promouvoir les nouveaux modèles.

Rafael Nadal, ici à Wimbledon, en 2011, a toujours été respectueux de son matériel et fidèle à son Aero d'origine
Rafael Nadal, ici à Wimbledon, en 2011, a toujours été respectueux de son matériel et fidèle à son Aero d'origine © @IconSport

Rafael Nadal n'a opéré que des changements mineurs sur son matériel, procédant à des micro-ajustements. Il adoptera par exemple le cordage RPM Blast, conçu pour redonner de la vigueur à sa balle, après sa défaite en 2009 à Roland-Garros, contre Robin Söderling. Quant à Roger Federer, il attendra d’atteindre un âge plus avancé avant de changer l’instrument de sa domination, et de passer à un tamis de 97 pouces, lui offrant une marge d’erreur plus importante. "C’est très dur pour un joueur de changer de raquette. Le plus souvent, il n’y a que la cosmétique qui change. Ils vont essayer les nouveaux concepts que les marques mettent en place, mais c’est du marketing", indique à RMC Sport un cordeur d’expérience, rompu aux exigences des joueurs de très haut niveau.

Le poids, l’équilibre et l’inertie de la raquette sont autant d’aspects sur lesquels les joueurs ne transigent pas. Tout est passé au crible, et au gramme près, la raquette ne doit pas déroger aux consignes délivrées par le joueur: "Quand je trouve un système qui marche, je ne change plus jamais", résume le joueur franco-américain Maxime Cressy. Le géant de 2,01m, dernier représentant d'une espèce en voie de disparition - le serveur-volleyeur - se distingue sur le circuit par cette coutume qui consiste à changer de raquette entre ses jeux de retour et de service.

"Je modifie un truc que personne n’arrive à voir"

Le joueur de tennis est très attentif à ses sensations, une tendance qui peut virer à l’obsession chez Adrian Mannarino (24e joueur mondial). Le n°1 français est connu pour jouer avec une raquette très peu tendue (entre 9 et 12 kg, selon les conditions climatiques, la surface, selon qu’il joue à l’intérieur ou à l’extérieur, etc…). Ils ne sont plus qu’une poignée (deux ou trois, tout au plus) à tendre aussi bas, car plus la tension est faible, plus la balle devient difficile à contrôler et exige un timing parfait. D’où la préparation très courte du Français, qui s’appuie sur l’effet trampoline du cordage à l’impact pour générer de la puissance.

À la manière d’un pilote de Formule 1 qui jouerait les ingénieurs pour optimiser les performances de sa monoplace, Mannarino a toujours sa boîte à outils à portée de main pour défaire point par point ce qui avait été soigneusement élaboré par son équipementier. Une passion énergivore qui lui prend "du temps sur des moments où je pourrais me reposer et me vider la tête", nous confiait-il récemment sur RMC, dans le podcast Court n°1. "Quand il y a des nouveaux jeux de raquette qui arrivent, j'arrive à trouver des détails là où d’autres n’en verraient pas".

"Je modifie un truc que personne n’arrive à voir et tout à coup, j’ai l’impression que je ne peux plus rater une balle", ajoutait-il lors de son passage sur nos antennes.

Certains détails relevés par les joueurs confinent à l’absurde. Du haut de son expérience, Jean-Christophe Verborg se surprend encore à sourire en se remémorant certaines anecdotes: "Les changements cosmétiques sont parfois des moments assez sensibles. Si vous passez de raquettes au design brillant à une cosmétique un peu mate, certains joueurs vont nous dire qu’elles ne produisent pas le même son, qu’elles ne traversent pas l’air de la même façon…"

Son Altesse Serena Williams

Les marques ont beau assurer qu’il s’agit du même produit, le joueur perçoit immédiatement la différence. Pour un tennisman ou une tenniswoman qui frappe la balle plusieurs heures par jour depuis tant d’années, les repères sont essentiels. Rien ne doit venir les perturber, pas même le passage de la raquette dans le champ visuel. "Certains joueurs mettent des petits repères avec du scotch sur le grip, et il faut que le scotch soit rouge, surtout pas blanc", illustre Stéphane Chrzanovski, qui corde des raquettes depuis 20 ans sur les tournois du Grand Chelem et les Masters 1000.

Le joueur de tennis a beau vouer un culte à sa raquette, quand il perd ses nerfs, c'est toujours elle qui trinque
Le joueur de tennis a beau vouer un culte à sa raquette, quand il perd ses nerfs, c'est toujours elle qui trinque © @AFP

La difficulté de changer de couleur, Tecnifibre s’y est heurté à l’occasion d’un changement d'identité de la marque, qui a demandé aux joueurs une petite gymnastique mentale: "On a rencontré quelques difficultés à l’époque, quand on est passé d’une base noire à une base blanche, reconnaît Matthieu Pogam, "player manager" chez Tecnifibre. Les joueurs auraient du mal aujourd’hui à passer du blanc à une raquette plus foncée. Les habitudes ne sont pas faciles à modifier."

Stéphane Chrzanovski l'a expérimenté à Roland-Garros avec Serena Williams, lors d’une édition du tournoi de la Porte d’Auteuil très largement perturbée par la pluie. L’Américaine avait son petit rituel, et appréciait pouvoir disposer de trois jeux de raquette par match, neuf exemplaires en tout. "Elle n’utilisait pas les neuf raquettes, elle en prenait une et s’adaptait en fonction des circonstances et de la tournure que prenait le match, précise Stéphane Chrzanovski.

"Elle avait les armes dans son sac pour pouvoir varier et se régler", explique-t-il.

La cadette des sœurs Williams exigeait en outre que les raquettes soient cordées le matin même. Empêchée de jouer par la météo, l’Américaine avait fait ramener ses raquettes ce jour-là, afin qu’elles soient refaites à l'identique, soit neuf raquettes qu'elles n'avaient donc pas utilisées. Rebelote le lendemain.

Problème, les raquettes de Serena Williams n’étaient pas les plus aisées à préparer. Il fallait donc anticiper, et "mobiliser un cordeur pendant trois heures", se souvient Stéphane Chrzanovski. Et pour cause, c’est lui qui était chargé de la besogne. Serena Williams a fini par jouer son match de tennis, s'imposant même très facilement 6-1, 6-2. Bilan des courses: 27 raquettes cordées, pour un match expédié en 45 minutes. Serena Williams a fini par abandonner le boyau naturel en 2012, optant pour un alliage boyau-polyester. Un changement qui a coïncidé avec son retour sur le trône.

"Du Medvedev tout craché"

Stable depuis 2016 sur sa raquette, Daniil Medvedev a lui aussi bénéficié d’ajustements opérés sur son cordage en fin d’année dernière. "C’est une histoire qui est assez marrante, relate Matthieu Pogam. On était avec lui le 15 décembre à Cannes, et on lui dit: 'tiens, essaie, on a pour projet de sortir un nouveau cordage d’ici trois ou quatre mois, dis-nous ce que tu en penses'. Et au bout d’une demi-heure, il nous dit: 'c’est vraiment tout ce qui me manque aujourd’hui'. Comme il est très loin au retour, il lui manquait de la puissance facile, il avait besoin de trouver un mètre trente de longueur en plus. Il a tout de suite adopté ce nouveau cordage et vous avez vu les résultats." Trois titres d’affilée (Rotterdam, Doha, Dubaï) en 2023, deux Masters 1000 (Miami et Rome), et trois finales disputées (Indian Wells, US Open, Pékin): le Russe est resté performant d'un bout à l'autre de la saison.

"Le storytelling était juste parfait", sourit avec le recul Matthieu Pogam.

Un bénéfice qui semble immédiat mais qui tient souvent plus du psychologique que du mécanique, comme en rigole Stéphane Chrzanovski: "Quand ça ne marche pas trop pour lui, Daniil tend un peu plus, et un jour, alors que je lui apportais ses raquettes, chacune préparée avec des demandes spécifiques, je lui ai posé la question sur le terrain: 'Daniil, tu sens vraiment une différence?' Et là il m'a dit: 'ah non, moi je ne sens rien en fait, mais j’aime bien comme ça, je ne sais pas pourquoi. Du Daniil tout craché quoi." Tributaire de ses sensations, le joueur de tennis a parfois ses raisons que la raison ignore.

https://twitter.com/qmigliarini Quentin Migliarini Journaliste RMC Sport