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Pogacar, le Petit Canibale de Komenda, n’est pas encore rassasié

Vainqueur dimanche sans l'ombre d'un débat de la 110e édition de Liège-Bastogne-Liège, Tadej Pogacar s’apprête à tenter un doublé inédit au 21e siècle: gagner la même année le Tour d’Italie puis le Tour de France. Vu le contexte, on voit mal ce qui pourrait l’empêcher de gravir cette montagne. En dépit d’une bouille encore enfantine et presque banale du haut de ses 25 ans, le Slovène semble vraiment sur une autre planète.

N’en déplaise aux esprits chagrins prompts à s’effaroucher tout blancs au moindre watt de travers, être l’observateur contemporain des exploits de Tadej Pogacar a quelque chose d’absolument fascinant. Du sourire brillant du Slovène après sa troisième place un peu décevante sur Milan-San Remo en mars aux yeux bien légitimement rougis par l’émotion d’un deuil familial pas encore totalement accompli après son succès dimanche sur Liège-Bastogne-Liège, l’humanité et l’espiègle simplicité du Petit Canibale de Komenda hors de son vélo n’ont d’égales que son appétit gargantuesque lorsqu’il a les fesses posées sur la selle.

Passons la séquence humour du Tour de Catalogne, où dans la torpeur hivernale d’une étape un peu trop ennuyeuse à son goût, le plaisantin était sorti du peloton en compagnie d’un équipier puis s’était caché "pour le fun" dans un buisson sur le bord de la route, quand il est en course Pogacar n’est pas là pour plaisanter. Et attention, son estomac a tout d’un broyeur sans fond pour les ambitions de ses adversaires.

En 1998, Pantani fut le dernier à gagner Giro et Tour la même année

Le voilà donc désormais depuis hier à la tête d’un butin de 70 bouquets raflés en à peine plus de cinq ans de professionnalisme. Rien que cette saison, Pogacar a un ratio ébouriffant de 70% de victoires sur les courses où il s’engage. 7 succès en 10 jours de compétition. Tout simplement monstrueux. Mieux que l’autre extraterrestre du vélo, le Cyborg Arc-En-Ciel Mathieu Van Der Poel qui se contentera malgré son doublé Tour des Flandres–Paris Roubaix, d’un modeste 43% en ce printemps cycliste.

Pour le seul cas de l’année 2024, il semblerait pourtant que le panier de Pogacar ne soit pas encore suffisamment garni à son goût. Au point qu’il s’attaque désormais à une montagne que seul Chris Froome a failli au XXIe siècle être en mesure de gravir, celle d’un doublé Tour d’Italie–Tour de France, dont le Britannique avait terminé successivement 1er et 3e en 2018. Le dernier champion (il est vrai des plus sulfureux) à avoir dompté cet Everest cycliste fut le Pirate Marco Pantani en 1998. Mais la concurrence est prévenue, le Slovène l’a avoué sans détours hier sur le Quai des Ardennes à l’arrivée de Liège-Bastogne-Liège: "La forme est là mais je peux être encore meilleur. Pas beaucoup plus, mais encore meilleur. Ces deux courses sont déjà dans ma tête."

De quoi prendre peur pour le Giro au mois de mai où l’adversité annoncée se résumera essentiellement au "petit vieux" Romain Bardet, deuxième dimanche de la Doyenne, à Geraint Thomas dont le poids des années pèsera forcément dans la balance, à Cian Uijtdebroeks dont les promesses s’écrasent pour l’instant sur le mur d’un top niveau mondial bien trop élevé pour lui ou à Nairo Quintana devenu le fantôme du coureur vainqueur il y a 10 ans du Tour d’Italie. Et que dire du suspense sur le Tour de France, réduit à plus grand-chose si Pogacar finit le Giro sans pépin, après la violente chute de Vingegaard, Evenepoel et Roglic sur le Tour du Pays Basque début avril.

Gagner un jour Paris-Roubaix?

"De mon expérience, je sais que le corps met du temps à revenir à 100% expliquait Pogacar avant Liège-Bastogne-Liège vendredi, et ce un an après une chute qui lui avait coûté un poignet et sans doute la possibilité de pleinement rivaliser avec Vingegaard sur le Tour 2023. Même si dans la tête vous êtes prêt à vous battre, le corps lui quand il y a quelque chose de cassé met du temps à se remettre. Ça affecte la préparation, le mental aussi."

Et c’est peut-être pour cela que Tadej Pogacar dans sa gloutonnerie quasi-incontrôlée a malgré tout choisi de ne pas aller se frotter aux pavés de Paris-Roubaix dès cette saison, lui qui avait montré toute son agilité lors d’une étape dantesque sur les routes de l’Enfer lors du Tour 2022. Ne pas prendre de risque sur une course parfois dangereuse pour accomplir les objectifs un à un. "Il y a d’abord ce doublé Giro-Tour à tenter sourit Mauro Giannetti son Manager chez UAE Team Emirates. Pour ce qui est de Roubaix, bien sûr qu’il y viendra, mais pas avant deux ou trois ans. Il a encore le temps." Et s’il y vient là aussi, ce ne sera pas pour faire du tourisme comme il l’avait expliqué calmement vendredi. "Je veux briller partout. Je crois que c’est assez clair non? Je veux gagner le plus possible."

Osons la comparaison, il y a du Eddy Merckx chez le Petit Canibale de Komenda, même si avec "seulement" 6 monuments et deux Grands Tours à son actif, Pogacar est encore très loin de la légende éternelle et de ses 276 victoires en professionnel dont 19 monuments et 11 Grands Tours. Disons-le simplement, en espérant ne jamais avoir un jour à se dédire pour de mauvaises raisons, le Slovène écrit déjà sous nos yeux la légende de son époque. Reste à savoir quelle place il y prendra plus tard. 

Arnaud Souque (à Liège)