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L'évolution tactique des postes: L'ère du joueur à tout (bien) faire

SÉRIE (Épilogue). Avec Tacti'Story, RMC Sport s'est plongé dans l'histoire des évolutions tactiques des postes du football. Tous ont subi les effets d'évolutions philosophiques ou réglementaires les conduisant à apporter plus que leur mission initiale et à élargir leur zone d'action. Bilan global.

Avant, les joueurs étaient des individualités isolées; maintenant, ils font partie d'un tout supérieur, unifié et coordonné. Ils jouaient dans une équipe; ils jouent en équipe. Ils jouaient leur football; ils jouent au football. Ils ne participaient qu'à une phase du jeu; ils sont impliqués à tous les instants. Ils étaient confinés dans une zone stricte; ils sont mobiles. Ils remplissaient une fonction unique; ils sont pluridimensionnels. Ils étaient gardiens, arrières, milieux et attaquants; ce n'est plus aussi clair que cela.

Ce périple tactique historique de cent cinquante ans a révélé les forces globales du changement, endogènes (impact des philosophies tactiques de Rinus Michels, Johan Cruyff, Arrigo Sacchi, Pep Guardiola, Jürgen Klopp...) comme exogènes (nouvelles règles, comme la fin de la passe en retrait au gardien), macro-tactiques (organisation du collectif) comme micro-tactiques (comportement de l'individu dans la structure). Soumis aux mêmes impulsions contextuelles, les postes n'ont pas changé indépendamment mais ensemble, et le football tout entier avec eux.

Enrichissement des missions

"Sans évolution, le sport est mort, proclame Arrigo Sacchi. Sans risques, on reste dans le passé, alors que l’innovation vous fait changer chaque année." L'Italien, comme Rinus Michels puis Johan Cruyff, a élargi les perspectives, retiré les œillères de joueurs jusqu'alors concentrés sur une tâche unique. Son 4-4-2 avec défense en zone a consacré la puissance de la structure, alimentée à tout instant du jeu par la combinaison de tous ses éléments. Le football n'est plus segmenté mais unifié. À mesure qu'il s'est joué ensemble et non plus séparément, qu'il s'est optimisé et scientifisé, le besoin de coopération a imposé l'implication totale générale, tendant dès lors vers l'universalité des missions et des facultés. Les défenseurs ne font plus que défendre, les attaquants ne font plus qu'attaquer.

Ce mouvement est une fuite vers un infini par nature inatteignable. Il faudra toujours un gardien pour stopper les tirs adverses et toujours des joueurs plus reculés ou plus excentrés que d'autres. Mais l'approche intégrale du jeu, renforcée par la règle de 1992 interdisant au gardien de se saisir à la main d'une passe en retrait, a initié un rattrapage physique et technique. Sur la dernière décennie, le nombre de courses à haute intensité a augmenté de 30%. À tous les postes au plus haut niveau, malgré la variété des gabarits et à de rares expressions près, les joueurs sont des athlètes ultra-préparés, de plus en plus puissants, de plus en plus endurants, de plus en plus rapides.

Arrigo Sacchi le coach révolutionnaire du grand Milan vainqueur de la C1 en 1989 et 1990, ici avec la sélection italienne en 1996
Arrigo Sacchi le coach révolutionnaire du grand Milan vainqueur de la C1 en 1989 et 1990, ici avec la sélection italienne en 1996 © Icon Sport

Comme l'effort défensif, la créativité est partagée par tous en phase offensive, du gardien à l'avant-centre, pour répondre aux problématiques toujours plus complexes posées par des organisations défensives toujours plus optimisées. "Tour à tour, il faut un peu être numéro 10 dans l'action, image Raynald Denoueix dans l'ouvrage L'Odyssée du 10. Il faut qu'il y ait des 10 bis, des 10 ter, de plus en plus, que chacun à son tour aille dans l'idéal vers un rôle de numéro 10." Si des nuances spécifiques aux espaces occupés sur le terrain persistent, le football est engagé sur la voie de l'hybridation de l'apport des joueurs.

Mobilité spatiale

Un gardien peut monter entre ses centraux pour créer une supériorité sur la relance, comme à l'Ajax. Un défenseur central peut se projeter sans ballon derrière les attaquants adverses pour casser la première ligne, accompagner les actions jusqu'à la surface adverse comme à l'Atalanta, ou dédoubler dans le couloir comme à Sheffield United. Un défenseur latéral peut devenir ailier comme à Arsenal.,troisième défenseur central ou milieu supplémentaire comme à Manchester City. Un milieu axial peut décrocher au milieu de la charnière comme au Barça, se rendre disponible dans les demi-espaces entre les lignes comme à City ou se projeter entre le central et le latéral adverses comme à la Juve. L'ailier peut plonger vers le but comme à Liverpool ou venir dans le demi-espace comme au PSG. L'avant-centre peut décrocher comme au Real ou attaquer la profondeur comme à Leicester. L'avancée du jeu complique la catégorisation par postes. Multifonctionnels, les joueurs sont aussi multi-espaces, flexibles et adaptables aux exigences variables de chaque situation.

Horizontalement, ils quittent régulièrement une ligne pour en rejoindre une autre et créer une supériorité, en décrochant ou en se projetant. Verticalement, pour reprendre la vision de Thiago Motta et son 2-7-2, les couloirs se vident et se repeuplent, on se déplace vers une zone plus que l'on ne s'y fige, de l'extérieur vers l'intérieur et vice versa. Même le jeu de position et son cadre rigide d'occupation spatiale intègre ces permutations et rotations, avec le souci permanent de préserver l'équilibre global. "Nous sommes convaincus que le futur, ce sera la flexibilité tactique, affirme Renzo Ulivieri, responsable de la formation des entraîneurs italiens, dans le New York Times. Les équipes qui peuvent changer de système semaine après semaine, qui défendent d’une manière et attaquent d’une autre. Le futur, ce sont des équipes qui savent changer de vêtements."

L'Allemand Joshua Kimmich (en blanc), symbole du joueur moderne ultra polyvalent et capable de jouer à plusieurs postes, face aux Pays-Bas en septembre 2019
L'Allemand Joshua Kimmich (en blanc), symbole du joueur moderne ultra polyvalent et capable de jouer à plusieurs postes, face aux Pays-Bas en septembre 2019 © AFP

Ce futur est déjà là. Le football des permutations coordonnées, des interprétations interpersonnelles, des animations fluides et multiples, des systèmes difficiles à figer numériquement tant ils sont mouvants en fonction des phases du jeu. Depuis une décennie, la tendance est à une déformation franche entre les moments avec et sans ballon, pas seulement liée à l'interprétation individuelle d'un poste (un latéral offensif ou un ailier en faux pied, par exemple). Le Real de Carlo Ancelotti défendait en 4-4-2 mais attaquait en 4-3-3, Angel Di María épargnant l'effort de replacement à Cristiano Ronaldo. Pep Guardiola, Thomas Tuchel et Mikel Arteta vont un cran plus loin, changeant de zone trois à quatre joueurs simultanément. Les 3-2-4-1 qui fleurissent des 4-4-2 en phase défensive répondent à la recherche d'optimisation de l'occupation de l'espace, différente s'il faut attaquer ou défendre.

Révolution cognitive

Andrea Pirlo a tranché: "En football, il n’y a plus rien à inventer". Pep Guardiola n'est pas d'accord: "Tout n’a pas été inventé. Plutôt, tout n’a pas été encore appliqué. Il reste de la place pour le progrès et l’innovation." En plus de la révolution des datas, qui conduit à mieux quantifier l'apport de chaque joueur et à hiérarchiser les zone du terrain pour prioriser les plus rentables, le développement cognitif est le pas supplémentaire, déjà enclenché, vers le progrès universel des joueurs. En Allemagne, Hoffenheim et Dortmund sont à la pointe des dernières technologies, avec le Footbonaut ou Helix. À Chelsea, Christophe Lollichon explore le champ de la vision. Aux Pays-Bas, l'AZ utilise la réalité virtuelle depuis plusieurs années pour les jeunes de son académie. En France, les centres de formations et les pôles espoirs commencent à s'y mettre. L'analyse vidéo est désormais intégrée dans le cursus des footballeurs en devenir, responsabilisés dans le décryptage de leur jeu et l'observation. Après avoir optimisé l'athlète, le monde du foot optimise le joueur de foot.

Pep Guardiola (au premier plan) et Jürgen Klopp, deux entraîneurs qui ont fait bouger les lignes en Premier League, lors du Community Shield 2019
Pep Guardiola (au premier plan) et Jürgen Klopp, deux entraîneurs qui ont fait bouger les lignes en Premier League, lors du Community Shield 2019 © AFP

Alors que le temps et les espaces se contractent un peu partout sur le terrain, que les options se referment dès qu'elles ne sont pas saisies, que les plans trop lisibles sont vite décodés et court-circuités, le cognitif est l'un des derniers vecteurs majeurs de différenciation. Améliorer la prise d'information, la réactivité, la prise de décision. Intérioriser des réflexes pour orienter l'instinct et l'intuition des joueurs vers les choix les plus bénéfiques. "L’intuition est l’une des formes de l’intelligence, c’est une prise de décision extrêmement rapide qui fait appel à tout ce qu’est la personne ou le joueur, à comment il est construit, détaille Edgar Cordeiro, jeune entraîneur qui a étudié le sujet pour son mémoire de master en Espagne. Lorsqu’il se retrouve dans une situation d’urgence, où la prise de décision doit être rapide et ne peut pas faire appel à la conscience, l’intuition peut jaillir. Elle permet au génie du footballeur de s’exprimer, par des improvisations qui n’en sont pas. Cette prise de décision est surtout une conviction tacite du joueur exprimée par son corps." La répétition des situations et des gestes en contexte à l'entraînement permet de l'éduquer.

En développant le joueur, son interprétation et sa compréhension du jeu à partir de référentiels clairs, tout en optimisant une réalisation technique intensifiée par les qualités physiques, le footballeur ultime se construit peu à peu. Polyvalent, flexible, intelligent, capable de résoudre de lui-même mais avec son environnement proche une problématique inédite posée par un adversaire. Après avoir figé le joueur dans une structure pour catalyser son apport dans un contexte de jeu optimisé, ces nouvelles armes lui redonneraient un libre-arbitre éclairé. En somme, le footballeur parfait est peut-être sur la voie de la liberté.

Julien MOMONT (@JulienMomont)