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L'évolution tactique des postes: La revanche offensive des défenseurs latéraux

SÉRIE (2\/6). Avec Tacti'Story, RMC Sport se plonge dans l'histoire des évolutions tactiques des postes du football. Deuxième épisode: les arrières latéraux, autrefois uniquement perçus par le prisme défensif mais désormais reconnus comme des éléments clés, en proie à de considérables mutations dans leur rôle et leur profil.

En 2018, pour récompenser un enfant de sept ans qui avait fait don de son argent de poche à la banque alimentaire, Andy Robertson lui avait envoyé un maillot. Celui de Roberto Firmino. "Personne ne veut le maillot du latéral gauche", avait justifié l'Écossais. Pour un autre Scouser, Jamie Carragher, les défenseurs latéraux entrent dans deux catégories: défenseur central raté, ou ailier raté. On ne le deviendrait que parce que l'on aurait échoué.

Historiquement, arrière latéral est le poste le moins attractif du football. À l'ombre des projecteurs braqués sur les positions axiales, où l'on place les cerveaux du jeu, il n'était censé ni marquer, ni créer, ni dribbler. C'est la caste des joueurs de devoir, des laborieux fidèles un peu par défaut dont on peinerait, des années après, à se remémorer le nom. C'est là que jouaient les derniers choisis dans la cour de récré. Mais les temps ont changé.

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Andy Robertson, le latéral gauche écossais de Liverpool
Andy Robertson, le latéral gauche écossais de Liverpool © AFP

​​​​​​Les souffre-douleur des ailiers

Dans le football d'après-guerre, quand le numéro 10 n'avait pas encore acquis son aura planétaire, c'était l'ailier qui électrisait les foules. Face à lui, dans le W-M généralisé depuis les années trente, l'arrière de côté en était mécaniquement le souffre-douleur. Le 2 et le 3 face au 7 et au 11. Stanley Matthews, Paco Gento, Garrincha ou George Best prenaient un malin plaisir à les éliminer une première fois, puis à attendre leur retour pour mieux les martyriser à nouveau. Dans un jeu encore très segmenté où le "dépassement de fonction" n'était pas entré dans le langage commun, le rôle du latéral était exclusivement défensif.

Cette conception a perduré longtemps après l'éclosion de profils différents. "Un défenseur latéral, c'est avant tout un défenseur", rappelait Didier Deschamps dans Breaking Foot en février 2018. Ses titulaires à droite de l'arrière-garde des Bleus ont bien appris la leçon. "Les latéraux sont des défenseurs avant tout, récitait Bacary Sagna dans France Football l'été suivant. Quand tu es latéral, tu peux apporter autant que tu veux sur le plan offensif, mais si tu ne fais pas le boulot défensivement, tu crées le danger... pour les tiens." "Le premier rôle d’un défenseur, quel que soit son positionnement, dans l’axe, à droite ou à gauche, c’est de bien défendre, répétait son successeur Benjamin Pavard dans L'Équipe. Mon principal objectif, c’est de gagner mes duels."

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Benjamin Pavard en phase offensive avec l'équipe de France face à l'Islande en mars 2019
Benjamin Pavard en phase offensive avec l'équipe de France face à l'Islande en mars 2019 © AFP

L'évolution du jeu, notamment l'apparition des ailiers en faux pied rentrant vers l'axe plutôt que percutant sur l'extérieur le long de la ligne de touche, a multiplié les problématiques et brouillé les repères habituels des latéraux. Contre un joueur de débordement, il ne fallait pas ouvrir la porte et savoir réagir à l'accélération pour empêcher les centres. Face à Arjen Robben, la théorie dictait cette fois de se désaxer pour le priver de la ligne de percussion à l'intérieur et le forcer à partir sur son pied droit, bien moins redoutable. Des plans de tableau noir que le Néerlandais finissait souvent par anéantir quand même de son enchaînement signature crochet vif-frappe dans la lucarne opposée.

Mais demander à un arrière gauche gaucher de défendre vers l'intérieur, c'est exposer son côté faible. Confronté à ce dilemme avec Liverpool face à Lionel Messi, en huitième de finale de Ligue des champions 2006/07, Rafa Benítez prit une décision radicale: titulariser Álvaro Arbeloa, un droitier, couloir gauche, une nouveauté complète pour lui. "Messi, gaucher jouant sur l'aile droite, privilégiait la diagonale vers l'intérieur du jeu, justifie Benítez dans Champions League Dreams. Arbeloa, droitier, au poste de latéral gauche, serait capable de stopper ses dangereux slaloms." Choix payant avec un Argentin resté muet et des Reds en route vers leur deuxième finale en trois saisons.

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Álvaro Arbeloa (à droite) face à Lionel Messi lors du huitième de finale retour de Ligue des champions entre Liverpool et Barcelone en 2007
Álvaro Arbeloa (à droite) face à Lionel Messi lors du huitième de finale retour de Ligue des champions entre Liverpool et Barcelone en 2007 © AFP

Renversement de paradigme

Giacinto Facchetti était lui aussi un droitier évoluant dans le couloir gauche, mais dans une optique complètement différente. "Avec lui, c'était l'ailier d'en face qui était confiné au marquage!", s'amusait Helenio Herrera, son entraîneur dans le catenaccio interiste double champion d'Europe en 1964 et 1965. Il faut imaginer ce grand gabarit (1,88 m) longiligne monter soutenir des offensifs milanais (l'ailier droit Jair, le trequartista Mazzola et l'avant-centre, Milani, Cappellini, Peiró ou Domenghini) autrement livrés à eux-mêmes, jusqu'à se retrouver en pointe pour reprendre un centre ou un ballon repoussé par le gardien, tel un Robert Lewandowski que l'on placerait arrière gauche. 

"Il était incroyable quand il s'envolait vers le but adverse, admirait son coéquipier Mario Corso. Il allongeait sa foulée et devenait injouable. Il était un attaquant supplémentaire. Avec sa qualité de frappe en pleine course ou son jeu de tête, il a débloqué plus d'un match." "Facchetti est un avant-centre en puissance, observait l'influent journaliste Gianni Brera. Pourquoi devrait-il être latéral?" Peut-être, justement, parce que son apport offensif, inattendu à l'époque, était décisif. "Il sortait des sentiers battus et cela n'était pas apprécié par tout le monde, souligna plus tard Arrigo Sacchi. Le défenseur devait défendre en Italie, et non pas également attaquer." "Des arrières qui montaient et venaient créer la supériorité numérique, ça n'existait pas", notait Franz Beckenbauer.

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Giacinto Facchetti sous le maillot de l'Inter Milan en 1964
Giacinto Facchetti sous le maillot de l'Inter Milan en 1964 © Icon Sport

Une décennie plus tôt, l'Auriverde Nilton Santos fit figure de pionnier et initia la longue lignée de latéraux offensifs brésiliens, les Carlos Alberto, Cafu et Robertos Carlos, multipliant les allers-retours dans leur couloir et démontrant le potentiel de déstabilisation de joueurs lancés depuis l'arrière. Le paradigme se renverse: le latéral devient au moins autant un élément offensif que défensif. "On ne veut plus seulement des défenseurs, mais aussi des contre-attaquants capables de répéter les courses à haute intensité", exposait Christophe Galtier en mai 2018, lors de la convention annuelle du football professionnel. De quoi susciter de nouvelles vocations? "Soyons clairs: les jeunes rêvent tous d’être attaquant ou meneur de jeu, nuance Marc Hottiger, ancien latéral de la Nati, dans le quotidien suisse Le Temps. Les numéros 9 et 10 resteront plus attractifs que les 2 et 3. Mais avec des exemples positifs, des joueurs décisifs sur le flanc de leur défense, cela ouvre de nouvelles perspectives."

Pour faire de la place à ces latéraux attirés vers l'avant, les ailiers traditionnels disparurent progressivement. À leur place, des excentrés se recentrant en phase offensive dans ce que l'on appelle aujourd'hui les demi-espaces, axe gauche et axe droit, posant un dilemme au latéral adverse. Le Bordeaux d'Élie Baup, champion de France 1999 avec Ali Benarbia et Johan Micoud sur les côtés d'un 4-4-2, s'appuyait sur ces mécanismes. "Quand on rentrait vers l'intérieur, cela libérait l'espace pour notre latéral qui montait, détaille Micoud dans le livre Comment regarder un match de foot?. Si le latéral adverse me suivait, cela libérait l'espace pour notre latéral, qui se retrouvait seul; s'il ne me suivait pas et restait dans sa zone, cela me permettait d'être assez libre pour trouver un attaquant avec mon pied droit, centrer, frapper..."

>> L'évolution tactique des postes (6/6): Le double visage de l'avant-centre

Les Brésiliens Cafu (à gauche) et Roberto Carlos, deux latéraux très offensifs, en 2001
Les Brésiliens Cafu (à gauche) et Roberto Carlos, deux latéraux très offensifs, en 2001 © AFP

En conséquence, les entraîneurs repensent l'équilibre de leur équipe. Pour compenser les montées de Dani Alves au Barça et Benjamin Mendy à Manchester City, Pep Guardiola fait d'Éric Abidal et Kyle Walker, leurs alter ego côté opposé, des troisièmes défenseurs centraux. Pour maximiser l'apport des latéraux les plus offensifs et masquer leurs lacunes défensives, les systèmes à trois défenseurs centraux sont revenus à la mode, dans le sillage du Chelsea d'Antonio Conte où brillèrent Marcos Alonso et Victor Moses, ailier reconverti.

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Pour autant, dans la joute philosophique opposant les Anciens et les Modernes, les premiers se figurent cette évolution des profils comme la cause d'une déperdition du savoir-faire défensif (fermeture intérieur quand le jeu est à l'opposé, alignement défensif, gestion des un contre un...). "Avec des entraîneurs de la vieille école, 60-70% de l’entraînement était défensif: où placer son pied, la position des hanches, quand il fallait tourner la tête pour éviter d’être focalisé sur le ballon, détaillait l'ancien Mancunien Gary Neville en 2014 dans le Daily Telegraph. C'est comme un musicien qui déstructure une chanson. J’ai commencé avec une grande base défensive. Les joueurs d’aujourd’hui commencent avec une grande base technique et apprennent l’aspect défensif plus tard."

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Kyle Walker (de dos) et Benjamin Mendy à Manchester City
Kyle Walker (de dos) et Benjamin Mendy à Manchester City © AFP

Vers un joueur excentré universel?

À la fin des années quatre-vingt, Arrigo Sacchi a lancé un mouvement de rationalisation de la phase défensive qui se poursuit jusqu'à aujourd'hui. Quand le marquage individuel éparpille la responsabilité, la défense de zone la concentre en un collectif supérieur, nourri par chaque élément qui le compose dans un cadre strictement défini. La zone statistiquement la plus dangereuse, l'axe, est défendue en priorité: la première ligne en coupe l'accès, et quand elle échoue le porteur de balle y est systématiquement mis sous pression. L'espace, généralement, est dans les couloirs. "Le latéral est l’un des rares joueurs qui a un peu de temps et d’espace devant lui", constatait Gérard Houllier en mai 2018, en écho à ses observations de 2005: "Les latéraux ont plus le ballon. Face à des joueurs qui reculent pour prendre place dans le bloc du milieu, ils ont un rôle de relanceurs et de joueurs de débordement important. Ils sont dans l'obligation de se sortir techniquement de situations très compliquées."

Compliquées car cet espace est parfois illusoire. Si ces voies de sortie sont concédées, c'est souvent pour mieux les neutraliser en refermant le piège le long de la ligne de touche. Inspirés par Sacchi, Jürgen Klopp à l'époque Dortmund, Diego Simeone à l'Atlético de Madrid et bien d'autres entraîneurs déclenchent leur pressing lors de la passe d'un défenseur central pour son latéral. Et quand ces blocs défendent bas, ils compensent l'espace offert dans les couloirs en solidifiant le centre pour couper toute solution déstabilisante, laissant pour seule option des centres prévisibles pour une défense préparée.

>> La lente et passionnante maturation tactique de Jürgen Klopp

Plus que jamais dans l'histoire du jeu, la réussite de l'entreprise offensive repose sur l'étendue de la panoplie technico-tactique du défenseur latéral, à qui l'on demande tour à tour de savoir se sortir de la pression par la passe ou le dribble (être ambidextre serait d'ailleurs un avantage considérable pour créer des contre-pieds en crochetant vers l'intérieur), de casser des lignes face à une défense moins agressive et, dans les trente derniers mètres, de délivrer des centres précis dans le bon timing et les bonnes zones. Dès lors, il n'est pas surprenant que certaines références actuelles du poste soient d'anciens milieux de terrain reconvertis à la fin de leur formation: Joshua Kimmich (qui s'est restabilisé au milieu depuis) et Trent Alexander-Arnold. D'autres ont connu cette mutation pour leur volume de courses (Chilwell, Debuchy...), mais ces meneurs de jeu excentrés apportent d'abord leur qualité de passe et leur créativité dans cette poche d'espace accordée par l'adversaire, comme les Brésiliens Dani Alves et Marcelo avant eux.

Marcelo (à gauche) et Dani Alves en 2011 avec le Real Madrid et le Barça
Marcelo (à gauche) et Dani Alves en 2011 avec le Real Madrid et le Barça © AFP

À Liverpool, Alexander-Arnold a ainsi trois schémas réguliers de construction: trouver la profondeur long de ligne pour Mohamed Salah, la diagonale intérieure au sol pour Roberto Firmino entre les lignes et le renversement à l'opposé pour Andy Robertson. Sans oublier ses centres plongeants déclenchés de loin dans le dos de la ligne défensive. Avant l'interruption de la saison, le latéral était le deuxième meilleur passeur (12) et deuxième créateur d'occasions (75) de Premier League, seulement devancé par Kevin de Bruyne (16 passes décisives et 96 occasions créées, dans le jeu et sur coups de pied arrêtés).

Autre évolution dictée par le renforcement des défenses axiales: sur attaque placée, de plus en plus d'équipes s'animent avec une ligne offensive de cinq pour créer des décalages sur la largeur ou, tout au moins, générer des un contre un en isolation pour les deux seuls joueurs occupant les couloirs en phase offensive. Les huit autres joueurs de champ sont concentrés au centre pour y fixer l'adversaire et libérer les excentrés, fournir des appuis entre les lignes, mais aussi sécuriser les transitions défensives. Le 4-4-2 de départ, système défensif optimal, pivote sur sa base vers un 2-3-4-1 ou un 3-2-4-1, avec des latéraux chargés d'une double fonction: l'un est défenseur sans ballon et ailier avec pour finaliser la ligne d'attaque à cinq; l'autre défend son couloir mais devient troisième central ou milieu axial supplémentaire en phase offensive.

Cette hybridation exige des profils plus complets, capables de défendre comme un arrière à l'ancienne et d'attaquer comme un ailier traditionnel. Dans le couloir gauche d'Arsenal, Mikel Arteta a fait confiance au jeune Bukayo Saka (dix-huit ans), attaquant dont les lacunes défensives ont été jusqu'ici compensées par ses dix passes décisives toutes compétitions confondues, meilleur total des Gunners cette saison. Longtemps dénigré, le poste de latéral est le symbole d'un football moderne où polyvalence et flexibilité sont devenues des vertus cardinales.

Julien MOMONT (@JulienMomont)